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grand Empire, je ne pense pas que sa victoire ou sa défaite puisse intéresser beaucoup l’ordre naturel de l’univers...

Alors, en cherchant un peu ses mots, mais avec une spontanéité parfaite et sans la moindre affectation, elle me décrit la fatalité comme une puissance mystérieuse, aveugle, irrésistible, qui intervient au hasard dans les affaires du monde ; qui poursuit inflexiblement ses desseins, en dépit de tous les efforts humains, de toute la prudence humaine, de tous les calculs humains ; qui trouve enfin une joie maligne à se servir de nous-mêmes pour nous plier à ses caprices.

— Voyez, continue-t-elle, voyez l’Empereur. N’est-il pas visiblement prédestiné à la perte de la Russie ? N’êtes-vous pas frappé de sa malchance ? Est-ce possible d’accumuler dans un seul règne plus de mécomptes, d’échecs et de calamités ? Tout ce qu’il a entrepris, ses idées les plus sages, ses inspirations les plus nobles, tout a raté ou même s’est retourné contre lui. Logiquement, quelle doit être sa fin ?... Et l’Impératrice ! Connaissez-vous dans la tragédie antique une créature plus pitoyable ?... Et l’immonde sacripant, que je ne veux pas nommer ! Est-il assez marqué aussi par le Destin !... Comment expliquez-vous que, à une heure pareille de l’histoire, ces trois êtres tiennent dans leurs mains le sort du plus vaste Empire du monde ? Vous n’y reconnaissez pas l’action de la fatalité ? Voyons ; soyez franc !

— Vous êtes très éloquente ; mais vous ne me convainquez pas du tout. La fatalité n’est qu’une excuse que les âmes faibles se donnent a elles-mêmes pour céder... Puisque j’ai commencé à être pédant, je le serai jusqu’au bout ; je vais encore vous citer du latin. Il y a, dans Lucrèce, une admirable définition de la volonté : Fatis avulsa potestas, ce qu’on peut traduire « une force arrachée à la fatalité. » Le plus pessimiste des poètes a reconnu lui-même qu’on peut lutter contre le Destin.

Après un intervalle de silence, la princesse V... reprend avec un sourire triste :

— Vous êtes heureux de pouvoir penser ainsi. On voit bien que vous n’êtes pas Russe ! Je vous promets pourtant de réfléchir à vos paroles... Mais, de grâce, mon cher ambassadeur, oubliez tout ce que je vous ai dit. Et surtout ne le répétez à personne ; car j’ai honte de m’être laissée aller ainsi devant un étranger.