Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 7.djvu/105

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à l’Ambassade ; il est, comme toujours, fort pessimiste ; j’ai même l’impression qu’il se contient pour ne pas me laisser voir toute sa désespérance.

Dans le diagnostic général qu’il porte sur l’état intérieur de la Russie, je remarque l’importance qu’il attache à la démoralisation du clergé russe. Avec un accent douloureux qui fait trembler par instants sa voix grave, il finit par me dire :

— Les forces religieuses de ce pays ne résisteront plus longtemps à l’épreuve abominable qu’on leur impose. L’épiscopat et les hauts emplois ecclésiastiques sont presque entièrement asservis maintenant à la clique de Raspoutine. C’est comme une maladie infâme, c’est comme une gangrène qui aura bientôt dévoré tous les organes supérieurs de l’Église. Quand je pense aux marchandages ignobles qui se pratiquent certains jours dans les bureaux du Saint-Synode, j’en pleure de honte... Mais il y a pour l’avenir religieux de la Russie, — et je parle d’un avenir prochain, — il y a un autre péril, qui ne me semble pas moins redoutable ; c’est le progrès des idées révolutionnaires dans le bas clergé, surtout parmi les jeunes prêtres. Vous n’ignorez pas combien la condition de nos popes est déplorable, matériellement et moralement. Le sviatchénik de nos paroisses rurales vit presque toujours dans une misère noire, qui lui fait perdre trop souvent toute dignité, toute vergogne, tout respect de son costume et de sa fonction. Les paysans le méprisent à cause de sa paresse et de son ivrognerie ; de plus, ils se chamaillent sans cesse avec lui sur le prix des offices et des sacrements ; aussi ne se gênent-ils pas pour l’injurier à l’occasion et même pour le rosser. Vous n’imaginez pas ce qui s’accumule quelquefois de souffrance et de rancune dans l’âme d’un pope !... Nos socialistes ont très habilement exploité cette situation pitoyable du bas clergé. Depuis une douzaine d’années, ils mènent une propagande active parmi les prêtres de campagne, surtout parmi les jeunes. Ils recrutent ainsi, non seulement des soldats pour l’armée de l’anarchie, mais encore des apôtres et des entraîneurs qui ont naturellement de l’action sur nos foules ignorantes et mystiques. Vous vous rappelez le rôle malfaisant que le pope Gapone a joué dans les émeutes de 1905 ; il répandait autour de lui une sorte de magnétisme... Quelqu’un de bien renseigné m’affirmait l’autre jour que la propagande révolutionnaire pénètre maintenant jusque dans les collèges