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je prouve par des chiffres que la Russie pourrait aisément fournir un effort triple ou quadruple, alors que la France épuise toute sa vitalité. Il se récrie :

— Mais nous avons perdu sur les champs de bataille un million d’hommes !

— Cela signifie que les pertes de la France sont quatre fois plus importantes que celles de la Russie.

— Comment ?

— Le calcul est simple. La Russie compte 180 millions d’habitants et la France 40. Pour qu’il y eût équivalence dans les pertes, il faudrait que les vôtres fussent quatre fois et demie supérieures aux nôtres. Or, si je ne me trompe, les pertes actuelles de l’armée française dépassent 800 000 hommes... Et je ne parle que de l’équivalence numérique !

Il lève les yeux au ciel :

— Je n’ai jamais su calculer. Tout ce que je peux vous dire, c’est que nos pauvres moujiks donnent leur vie sans marchander.

— Je le sais. Vos moujiks sont admirables ; mais c’est de vos tchinovniks que je me plains.

Avec un froncement autoritaire des sourcils et un majestueux redressement du torse, il reprend :

— Monsieur l’ambassadeur, je vais faire vérifier tout ce que vous avez bien voulu m’apprendre. S’il y a eu des fautes, elles seront impitoyablement réprimées. Vous pouvez compter sur mon énergie.

J’incline la tête en signe de remerciement. Il poursuit du même ton :

— Je suis très doux par nature ; mais je ne recule devant aucune rigueur, quand il s’agit de servir l’Empereur et la Russie. Ayez donc confiance en moi, Excellence. Tout ira bien ; oui, tout ira bien, avec l’aide de Dieu.

Je le quitte sur cette fallacieuse assurance, en regrettant néanmoins qu’il n’ait pas relevé mon allusion à l’équivalence numérique des pertes françaises et des pertes russes. J’aurais voulu lui faire sentir que, dans l’évaluation des pertes subies par les deux alliés, le nombre n’est pas le seul facteur ni même le facteur principal. Sous le rapport de la culture et comme produits de la civilisation, le Français et le Russe ne sont pas au même étage. L’Empire des Tsars est un des pays les plus arriérés