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du monde ; sur 180 millions d’habitants, 150 ne savent ni lire ni écrire. Auprès de cette masse ignorante et primitive, que l’on se représente notre armée ; tous les soldats instruits ; le plus grand nombre très intelligents et de sens très fin ; en tête, une légion innombrable de jeunes hommes ayant déjà fait leurs preuves de maîtrise, de science, de goût, de talent ; c’est l’élite et la fleur de l’humanité. A cet égard, nos pertes surpassent énormément les pertes russes. En m’exprimant de la sorte, je ne méconnais pas que, dans le domaine de l’idéal, la vie la plus humble acquiert par le sacrifice une valeur infinie, et, quand un pauvre moujik se fait tuer, ce serait abominable de lui décerner comme oraison funèbre : « Tu ne savais ni lire ni écrire et tes grosses mains n’étaient bonnes qu’à pousser la charrue. Ainsi, tu n’as pas donné grand chose en donnant ta vie... » Rien n’est donc plus éloigné de ma pensée que d’appliquer à cette foule de héros obscurs le jugement dédaigneux que Tacite laissait tomber sur les martyrs chrétiens : Si interissent, vile damnum. Mais, au point de vue politique, au point de vue de la contribution effective à l’Alliance, il est certain que la part française est de beaucoup prépondérante.



Dimanche, 2 avril.

Le général Polivanow, ministre de la Guerre, est relevé de ses fonctions et remplacé par le général Schouvaïew, qui est un pauvre d’esprit.

La disgrâce du général Polivanow est une perte sensible pour l’Alliance. Il avait remis autant d’ordre qu’on pouvait en remettre dans les bureaux de la Guerre ; il avait réparé, autant qu’elles étaient réparables, les erreurs, les incuries, les dilapidations, les trahisons de son prédécesseur le général Soukhomlinow. Il n’était pas seulement un excellent administrateur, aussi méthodique et ingénieux que probe et vigilant ; il possédait, à un haut degré, le sens stratégique, et le général Alexéïew, qui n’accepte pas volontiers les conseils, tenait grand compte des siens.

D’un loyalisme impeccable mais d’opinions libérales, il comptait de nombreux amis à la Douma, dans les rangs des « octobristes « et des « cadets, » qui fondaient sur lui beaucoup d’espérances. Il apparaissait comme une réserve du régime, capable