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— Saluons, dit-il, le plus grand révolutionnaire des temps modernes !

— Révolutionnaire, Pierre Ier ?... Je me le représente plutôt comme un réformateur brutal, impétueux, outrancier, sans scrupule et sans pitié, mais possédant au plus haut degré le génie créateur, l’instinct de l’ordre et de la hiérarchie.

— Non. Pierre-Alexéïéwitch n’aimait que détruire. Et c’est en quoi il était si profondément russe. Dans son despotisme sauvage, il sapait tout, il renversait tout. Pendant près de trente années, il a été en insurrection contre son peuple ; il s’est attaqué à toutes nos traditions nationales, à tous nos usages nationaux ; il a tout chambardé, même notre sainte Église orthodoxe... Vous l’appelez un réformateur. Mais un vrai réformateur tient compte du passé, garde la notion du possible et de l’impossible, ménage les transitions, prépare l’avenir. Lui, non. Il démolissait pour la joie féroce de démolir, pour la joie cynique de briser des résistances, de violenter des consciences, de tuer les sentiments les plus naturels et les plus légitimes... Quand nos anarchistes d’aujourd’hui rêvent de faire sauter l’édifice social sous le prétexte de le renouveler en bloc, ils s’inspirent, sans le savoir, de Pierre le Grand ; ils ont comme lui la haine fanatique du passé ; ils se figurent comme lui qu’on peut changer toute l’âme d’un peuple avec des ukases et des supplices...

— N’importe ! J’aimerais qu’il ressuscitât. Il a soutenu pendant vingt et un ans la guerre contre les Suédois et il a fini par leur dicter la paix ; il soutiendrait bien pendant un an ou deux encore la guerre contre les Boches... Ah ! il aurait de quoi faire, ce Titan de la volonté !...


MAURICE PALÉOLOGUE.