Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 7.djvu/135

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et laborieuse : elle avait donné à son mari cinq enfants, deux fils et trois filles, de quoi retenir au logis le nomade libraire ; en ces années de Terreur, alors qu’il ne pouvait plus songer au voyage annuel de Paris, il s’assagit quelque peu et se confina davantage dans sa librairie. Mais ce n’était là qu’une escale : au premier souffle dont se gonflerait sa vanité, il allait remettre à la voile.


Dans ce calme intérieur qui semblait voué à la monotone sérénité bourgeoise, apparut, certain soir, au début du printemps de 1795, à neuf heures, comme Fauche-Borel soupait en famille, un personnage qu’il n’avait jamais vu : taille médiocre, visage pâle, joues creuses, yeux pétillants sous de gros sourcils presque noirs, nez long, menton de galoche : l’inconnu paraissait être bossu, ou du moins, fortement voûté ; il avait l’air « d’un juif portugais. » Il se nomma : « comte Maurice de Montgaillard, » s’installa sans façon, tout de suite fut « éblouissant « et captiva ses bonasses auditeurs. C’était le diable.

Tous les chroniqueurs qui ont dû citer ce nom de Montgaillard l’ont unanimement accolé aux qualificatifs généralement réservés à Satan, l’infernal tentateur ; et si l’Histoire devait un jour s’avouer déconcertée, ce serait en présence de cette effrayante figure d’espion Protée qui surgit, s’évapore, reparaît, tantôt enjôleur et séduisant, tantôt cynique et implacable, vendant ceux qui l’achètent, traversant quarante ans de révolution en gardant la faveur, non seulement de tous les régimes, mais aussi celle de leurs adversaires les plus obstinés, trafiquant de ses serments, étincelant d’esprit, habile à convaincre, captieux, brutal, insinuant, autoritaire, obséquieux, arrogant et pourvu d’un de ces intrépides aplombs qui désarçonne les honnêtes gens. Il s’appelait Roques et sortait d’une famille noble, mais pauvre du Languedoc. Élevé à l’école royale militaire de Sorrèze, puis cadet gentilhomme au régiment d’Auxerrois, officier sans bravoure, démissionnaire après deux campagnes à la Martinique, il se fixe à Paris, et s’insinue à la petite cour qui entoure Mgr Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux résidant fréquemment, loin de ses ouailles, à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Montgaillard se frotte à Necker, se pousse, pateline, épouse une filleule de l’archevêque, bien rentée, sortant du couvent et comblée de magnifiques cadeaux