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alors, en janvier 1795, son quartier-général au joli château que les évêques de Spire possédaient à Bruchsal, bourgade badoise, voisine de Carlsruhe. Condé approchait de la soixantaine : brave, sachant commander, il joignait à ses qualités militaires renommées « un tact très fin et une courtoisie sévère. » Pourtant, s’il ne manquait pas de prévoyance, l’énergie lui faisait défaut ; aussi méticuleux et timoré en affaires que résolu sur le champ de bataille, » il concevait de grands projets, mais reculait devant leur exécution. » Son armée, à cette époque, ne comptait plus que 4 à 5 000 hommes, tous Français, tous volontaires. C’était un étrange spectacle que cette réunion d’anciens officiers, de magistrats, voire de bourgeois, portant le sac du fantassin ou maniant l’étrille du cavalier dans une égalité parfaite. Egalité de misère, car le corps de Condé était à la solde autrichienne, — un pain de munition et douze sous par jour pour les hommes ; rien pour les officiers, nombreux cependant. A la table du quartier-général, on mangeait comme au bivouac le pain de troupe. La pénurie était telle que la princesse de Monaco, la maîtresse de Condé, dut vendre ses diamants et son argenterie pour subvenir aux besoins de la petite Cour. A vrai dire, l’armée royale mourait de faim, ce dont les Allemands demeuraient ébahis ; ils ne pouvaient comprendre comment ces fous de gentilshommes français, possédant en leur pays châteaux, bonnes rentes et gros emplois, se résignaient si gaiement, pour un futile point d’honneur, à manœuvrer fusil à l’épaule, le ventre creux, sous la bise. — « Vous aviez de bons gages, disaient-ils, et vous ne deviez pas y renoncer. » Ainsi jugeaient ces âmes basses qui jamais ne devaient rien comprendre à cette guerre intestine entre royalistes et républicains. Longtemps après, sur l’un des terrains de cette lutte fratricide, à Oberkamlach, subsistait encore un cénotaphe portant cette inscription : — Ici plusieurs milliers de Français s’égorgèrent sans que nous sachions précisément pourquoi.

Face à ce noble corps de troupes, cantonnaient sur la rive gauche du Rhin, depuis Huningue jusqu’aux portes de Mayence, les deux armées du Rhin et de la Moselle qu’un arrêté du Comité de salut public allait bientôt réunir sous le commandement de Pichegru, le glorieux conquérant de la Hollande. Là aussi les soldats « défaillaient de misère ; « ils manquaient de pain, de vêtements, de chaussures ; autour de leurs bivouacs ils