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erraient en haillons, sans bas, sans capotes ; vivaient sous des huttes de terre et ne pouvaient rien se procurer avec les assignats de leur solde, les mendiants mêmes n’en voulaient plus. Nos malheureux soldats arrachaient les vignes et déterraient « jusqu’aux plus petites racines pour faire la soupe, » ou cueillaient du trèfle qu’ils mettaient au pot en guise de légumes. Les officiers et les généraux, même ceux dont les poches se gonflaient de papier-monnaie, n’étaient pas plus avantagés : ils vendaient leurs chevaux et leurs équipages pour se procurer du numéraire. Quand on avait quelques écus, on allait à Bâle faire bombance et les officiers de l’armée républicaine se rencontraient avec ceux de Condé aux tables d’hôte de cette ville neutre où ils échangeaient « toutes les honnêtetés imaginables. » « Les soldats sans-culottes eux-mêmes faisaient, par-dessus le Rhin, des avances aux émigrés, leur criaient des « compliments » et, pour fraterniser, les musiques patriotes jouaient, après la retraite, des airs royalistes : O Richard, ô mon Roi ! — ou des refrains de circonstance : — N’allez plus dans la Forêt noire ! pour envoyer, dans le calme du crépuscule, un bonsoir conciliant aux proscrits dont ces mélodies lointaines, venues de France, avivaient la mélancolie.

Avec sa perspicacité de grand aventurier toujours en éveil, Montgaillard s’était vite rendu compte de la singularité de cette situation favorable à l’exercice de son malveillant génie. Il ne s’était pas attardé longtemps à Bruchsal, avait offert au prince de Condé ses services pour la négociation d’un emprunt et, ne pouvant s’arrêter à Bâle où il n’était point permis aux émigrés de séjourner plus de vingt-quatre heures, il s’était fixé à quatre lieues de là, sous le nom de Pinault, à Rheinfelden, petite ville d’eau dépendant des états du margrave de Bade. Logé à l’auberge de l’Ange, il y avait composé un nouvel ouvrage, l’An 1795 et, ce prétexte en poche, il était parti pour Neuchâtel, afin de se présenter, comme on l’a vu, chez le libraire Fauche-Borel auquel il réservait l’honneur d’éditer son manuscrit.


Nul ne s’étonnera que le naïf imprimeur se déclarât flatté de la proposition. Il avait entendu parler du célèbre comte de Montgaillard comme d’un gentilhomme de pure race et de solide loyauté et aussi comme d’un pamphlétaire à succès. Au vrai, il se figurait l’homme tout autre et, d’après son nom