Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 7.djvu/140

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

domination du roué. Celui-ci, certain maintenant de son influence sur ce pauvre homme dont sa clairvoyance avait vite pénétré la vanité et les ambitions, guettait, de Rheinfelden où il était retourné, l’occasion d’un « coup magnifique. » Il apprit que l’Angleterre, « pour aider les bons Français à rétablir dans leur patrie l’ordre et la tranquillité publique, » s’était résolue à fournir des subsides à l’armée du prince de Condé, lequel, dès la fin de mars, « acceptait avec reconnaissance les bienfaits de Sa Majesté britannique. » Aussitôt le Pactole coula à Mulheim, bourgade badoise où Condé avait porté son quartier-général ; en moins de quatre mois, outre la solde et le ravitaillement de la troupe, le pauvre prince qui, peu de temps auparavant, avait dû refuser 500 livres à sa fille, recevait plus d’un demi-million et voyait avec ébahissement, mais non sans quelque inquiétude, s’ouvrir à son actif un crédit de trois millions et demi pour « services secrets. » Il y a une corrélation frappante entre les premières averses de cette pluie d’or et l’entrée en scène de Montgaillard. Le jour même où Condé s’installait à Mulheim, Montgaillard y arrivait de son côté : avec sa jactance insinuante, son habileté à convaincre, il eut vite raison du faible prince et le conquit à son plan diabolique : il avait conçu le projet « d’acheter Pichegru, » et il se faisait fort d’amener à la cause royale ce plus illustre des généraux de la République ; il suffisait de lui offrir « le bâton de maréchal de France, le cordon rouge et la grand’croix, le château de Chambord à vie, quatre pièces d’artillerie enlevées aux Autrichiens, un à deux millions comptants, 120 000 livres de pension... » moyennant quoi, les troupes républicaines arboreront la cocarde blanche, le drapeau fleurdelysé flottera sur tous les clochers d’Alsace et la forteresse d’Huningue ouvrira ses portes à l’armée de Condé. Le prince hésitait ; il avait peur de s’engager sans l’assentiment formel du prétendant, Monsieur, frère de Louis XVI, qu’on appelait le Régent et qui habitait Vérone. Pour brusquer les choses, Montgaillard mit à Condé « le marché en main, » alléguant qu’il n’avait pas de temps à perdre, de graves intérêts réclamant sa présence en Italie. Condé, toujours timoré et tatillon, le supplia de temporiser et de retourner à Rheinfelden, pour y attendre sa décision. Montgaillard obéit. Une semaine n’était pas écoulée qu’il était rappelé à Mulheim : le prince consentait à tenter l’aventure et voulait en arrêter au