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plus tôt les moyens d’exécution. Montgaillard répondit à cette invitation pressante par un long mémoire et prit, non point la route de Mulheim, mais celle de Neuchâtel.

Il avait réfléchi, en effet, que si « l’achat » du général Pichegru, au moyen des millions de l’Angleterre, offrait au négociateur éventuel une occasion sûre de se signaler et de s’enrichir, elle ne laissait pas que de présenter aussi quelque péril. L’homme assez téméraire pour pénétrer en France, pour aborder le conquérant de la Hollande et pour lui proposer de trahir sa patrie, risquait fort de ne pas revenir d’une expédition si hasardeuse. Pichegru, à la vérité, n’était ni jacobin forcené, ni sanguinaire ; il ne taisait à personne son mécontentement contre l’incurie des comités de la Convention auxquels il imputait la misère de ses soldats. Mais il pouvait se trouver à son quartier-général des représentants du peuple mal disposés à la conversation, et il y avait bien des chances pour que l’agent secret du prince de Condé, s’insinuant en ce milieu révolutionnaire dans l’intention de débaucher le commandant en chef, fût traité comme un vulgaire espion et fusillé sans forme de procès. Montgaillard s’était donc résolu à partager l’aubaine : il garderait pour lui-même les avantages et réserverait les dangers à son bon ami Fauche-Borel.

Arrivé chez le libraire, il y fut reçu « avec la plus grande cordialité. » On causa politique ; Montgaillard exalta de nouveau les services rendus par Fauche à la bonne cause, thème d’un effet immanquable ; puis il l’engagea vivement à entreprendre le court voyage de Mulheim et d’aller faire sa cour au prince de Condé « qui avait quelque chose de particulier à lui dire. » Fauche, alléché, pensa qu’il s’agissait de son imprimerie et se félicitait d’autant plus de mettre toutes ses presses au service de la Royauté française, que c’était l’Angleterre qui payait, — et largement, les commissaires britanniques ne paraissant inquiets que d’une chose, « c’était de ne point dépenser assez d’argent. » Il se mit donc aussitôt en route, également ravi de la perspective d’être admis chez une Altesse royale et de la lucrative affaire qu’il entrevoyait. Trente-sept lieues séparent Neuchâtel de Mulheim par la route de Soleure et de Bâle ; il n’y avait pas de quoi rebuter le nomade libraire : il lui était réservé d’entreprendre de bien autres voyages, et c’était là le premier pas d’un vagabondage qui, de vingt ans, ne devait plus cesser.