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plus tard, il passe les portes de la forteresse et sa voiture s’arrête devant l’Hôtel du Corbeau, le plus réputé de la ville et qui est tenu par le citoyen et la citoyenne Schultz.

L’Hôtel du Corbeau était une de ces vieilles maisons alsaciennes où rien n’est sacrifié à l’apparat, mais qui semblent être l’idéal du confortable tel qu’on l’entendait au XVIIIe siècle. Une vaste et claire cuisine et une salle à manger au rez-de-chaussée ; une allée assez étroite conduisant à un escalier de bois qu’il fallait gravir pour arriver au salon, ou, pour mieux dire, à la « pièce d’honneur » située « au bel étage. » Fauche-Borel, descendant de voiture, est accueilli par l’aubergiste qui, tout en déchargeant les victuailles envoyées de Gross-Kembs, croyant, lui aussi, le nouveau venu attaché à l’état-major, l’invite à se rendre au premier étage où va être servi le dîner du général et de ses compagnons. Fauche, le cœur battant sans nul doute, monte l’escalier et se trouve face à face avec Pichegru qui, dans l’attente du repas, se promène de long en large en causant avec un de ses officiers. Le libraire se place « de manière à être remarqué » et, chaque fois que la promenade du général se dirige de son côté, il le fixe avec insistance et « affectation. » Soit que Pichegru reconnût cet étranger pour l’avoir déjà trouvé, les jours précédents, sur son passage, à Illkirck, soit qu’il comprit que cet intrus avait quelque chose à lui communiquer, soit encore, — ce qui est plus probable, — qu’il flairât en lui quelque solliciteur ou quelque indiscret, il dit tout à coup, en élevant la voix : « — Je ne dînerai pas ici, je vais à Blotzheim, chez Mme Salomon. » Et il quitte aussitôt la salle, descend l’escalier, sort de l’auberge. Fauche le suit ; la pluie tombe « à torrents ; » il offre son manteau à l’aide de camp pour en couvrir les épaules du général : — « Non, dit l’officier, le général ne craint pas la pluie ; » et il ajoute, en s’éloignant, sans s’adresser particulièrement à Fauche : — « Il va à Blotzheim, dîner chez Mme Salomon ; Blotzheim est à trois quarts de lieue de la route et il y a des bains à vendre. » Fauche-Borel prend cet à-parte pour une invite. Il rentre dans l’auberge, se place à la table d’hôte, résolu à se rendre à Blotzheim après son dîner. Mais, tout en mangeant, il s’avise qu’un des convives l’examine avec attention ; quelque espion sans doute. Il est urgent de déguerpir. Sans donc attendre la fin du repas, Fauche sort de table, annonçant