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qu’il va revenir, appelle son postillon, lui commande d’atteler, paie sa note, s’installe dans sa chaise et donne l’ordre : — « Route de Strasbourg. » Mais à peine la voiture a-t-elle passé les portes d’Huningue qu’il met la tête à la portière et crie au postillon : — « A Blotzheim ! « Les chevaux s’arrêtent ; l’homme discute ; il lui est interdit de quitter la route nationale. Un écu de six livres, talisman tout-puissant en ce temps d’assignats, a vite raison de ses scrupules et la chaise de poste, affreusement cahotée, se lance dans un chemin de culture, traverse des labours et arrive au village. Fauche s’informe des « bains à vendre, » se présente à la propriétaire, se déclare amateur, visite l’établissement, tire de sa poche un crayon, prend des notes, fait causer cette femme et apprend d’elle que le général Pichegru vient d’arriver et est descendu chez Mme Salomon, au château voisin du village. — « Comment ! Pichegru est ici ! Je voudrais bien le voir, — Mon petit garçon va vous conduire ».

Une belle avenue, une grille entr’ouverte, Fauche la passe hardiment, demande à parler au général, « au sujet d’une fourniture de vin de Champagne réclamée par l’état-major. » Tout de suite Pichegru parait : — « Vous cherchez à me parler ? » Le libraire, visiblement ému, expose que, possesseur de manuscrits précieux de Jean-Jacques Rousseau, il en prépare une édition ; il souhaiterait la placer sous le haut patronage du général ; il a rédigé une courte dédicace qu’il sort de sa poche. Pichegru prend le papier, le parcourt des yeux ; quelques propos s’échangent à ce sujet. Fauche est déjà congédié : c’est le moment critique : prenant sa résolution, il reprend, parlant bas : — « J’aurais encore à vous parler de choses plus importantes... » Il joue sa vie à cette minute angoissante ; peut-être, s’il ajoute un mot, la foudre va-t-elle tomber sur lui ; peut-être, d’ici un instant, va-t-il être saisi, lié, envoyé à la mort... Pourtant, il poursuit « d’une voix altérée : « — « Je n’ai pas craint de me charger d’une haute mission... — De la part de qui ? — De M. le Prince de Condé. — Et que me veut-il ? — Général... le prince désirerait se concerter avec vous pour réunir son armée à la vôtre et lui faire prêter serment de fidélité au Roi... » Pichegru paraît surpris : — « Rien que ça ? « La foudre pourtant n’est pas tombée ; mais le ton du général se fait sévère : — « Quand avez-vous quitté le prince ? — Le 28 juillet. — Où