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l’avez-vous laissé ? — A Mulheim. — Qu’êtes-vous devenu depuis ce temps ? — Je n’ai pas quitté Strasbourg et ses environs, cherchant l’occasion de vous parler. — Il est vrai, je vous y ai vu : comment avez-vous pu pénétrer dans Huningue ? — Par ruse et comme attaché à votre suite. — Avez-vous un passeport ? Voyons-le. » Fauche présente son passeport au général, qui l’examine et le rend, disant : — « Il est en règle et peut encore servir. » Et, tout de suite : — « N’avez-vous aucun billet à me remettre de la part du prince ? — Il eût craint de vous compromettre, et moi aussi. — Il faut pourtant savoir à qui l’on parle. Je connais son écriture. Qu’il me dise positivement ce qu’il me veut. S’il m’a cru bon Français, il ne s’est pas trompé. Soyez ici après-demain, à cinq heures du matin. Vous avez tout le temps pour cela. »

Pichegru rentra au salon : Fauche sortit du château, exultant de joie, n’en revenant pas de vivre encore. Il remonta dans sa chaise de poste ; en une heure, il arrivait à Bâle, au moment même où les portes de la ville allaient fermer. Il courut chez Montgaillard, lui conta, sans modestie, l’éclatant succès de sa périlleuse expédition ; on a voulu la rapporter ici avec quelques détails, car elle fut le début dans la « politique « de cet étonnant fantoche qui, de ce jour-là, se croira le plus rusé des diplomates et le plus irrésistible des négociateurs. Maintenant il ne lâchera plus Pichegru ; on le verra évoluant sans cesse de la Cour du prince émigré au quartier-général de l’armée républicaine ; au cours de cette longue intrigue, qui n’aboutira qu’à une catastrophe, il ne cessera de crier victoire, annonçant pour le lendemain l’heureuse issue de ses agissements, faisant valoir son dévouement et son habileté, persuadé qu’il s’élève, tandis qu’il s’avilit. Quel que soit l’aveuglement de sa vanité satisfaite, quelque sincères qu’il imagine ses convictions royalistes, il n’est pas vraisemblable qu’il ne sente point parfois l’odieux de son rôle. Corrompre, c’est empoisonner, et c’est le crime auquel il s’emploie.

Au jour dit, Fauche, revenu du camp royal, se présenta à Illkirch, chez Pichegru ; il porte, cousue sous l’aisselle, dans la manche de son habit, la lettre du prince de Condé. Il est introduit dans le cabinet du général où se trouvent quatre ou cinq officiers supérieurs, et le voilà pris de peur : serait-ce un conseil de guerre ? Mais non ; Pichegru congédie ses lieutenants,