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« Londres, 31 mai 1840 [1].

« Mon cher ami,

« Je n’ai pas voulu vous écrire avant de vous avoir lu. Et c’est une affaire de placer, dans la vie que je mène, la lecture de deux volumes, quelque plaisir qu’on y prenne. Nulle part le vice de la civilisation moderne n’est plus apparent que dans ce pays-ci ; on est toujours pressé ; on n’a de temps pour rien ; on entasse les affaires sur les affaires, les plaisirs sur les plaisirs ; tout se fait à la course et dans la foule. Il faut, pour suffire à ce mouvement, des facultés bien grandes et fortes, et c’est une pitié de voir les plus grandes facultés contraintes de se déployer au milieu d’un tiraillement continuel et avec une précipitation qui leur enlève beaucoup de leur grandeur, car elle ne leur permet rien de complet ni d’achevé.

« J’ai, comme vous, passé bien des années à contempler, du fond de mon cabinet, la majestueuse monotonie de la vie des cloîtres. Voilà dix ans que je suis plongé dans le tumulte des tribunes et le brouhaha des bazars. Quel contraste, si on avait le temps d’y songer !

« Je vous ai lu enfin et avec délices, la critique comme le drame, les jugements comme les récits. Vous avez l’imagination et la raison également vraies. C’est bien rare. Je regrette beaucoup de n’avoir pas voté pour vous à l’Académie [2] pour mon plaisir, et aussi pour le plaisir d’entendre Viennet parler de vous et de Clovis. Ne disait-on pas le fier Arbogaste et croyez-vous qu’Arbogaste fût plus fier que Viennet ? J’ai tort de rire de lui, car je l’aime assez : c’est un honnête homme courageux. Je lui passe tout, même de vous avoir attaqué. J’espère qu’il m’a un peu attaqué aussi.

« J’ai prêté vos deux volumes à un homme d’esprit, grand ami de nous et de nos travaux, sir Francis Palgrave qui veut en parler dans l’Edinburgh Review. Vous devriez bien me faire envoyer un exemplaire complet de vos rapports, (je crois qu’il y en a deux ou trois), sur la collection des origines du Tiers-Etat. Je ne les ai pas ici et sir Francis Palgrave me les demande.

« Dites, je vous prie, de ma part à Amédée que j’ai bien

  1. Guizot est alors ambassadeur en Angleterre, où il doit être, comme on sait, l’adversaire malheureux de Palmerston dans le règlement de la question d’Egypte.
  2. Cette lettre est postérieure à l’attribution du grand prix Gobert aux Récits des Temps Mérovingiens.