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Pour le paralytique, c’étaient alors d’heureuses promenades en voiture sous le dôme des hautes futaies frissonnantes. Ses yeux morts n’en pouvaient plus apercevoir la beauté rajeunie, mais leurs parfums, leurs murmures, le pépiement des oiseaux sur les branches, la chanson du vent dans les feuilles réjouissaient son cœur.

Plus souvent encore, c’étaient de longues et pensives stations au grand air, dans la douceur limpide des matins ou l’apaisement embrasé des soirs : l’Histoire du Tiers-État est née de ces méditations créatrices.

On s’est souvent demandé comment Augustin Thierry, aveugle si jeune, avait pu continuer ses recherches et pour suivre son œuvre.

Sur la façon dont il travaillait, les procédés qu’il avait dû adopter, dans l’obligation de lire et de se renseigner par les regards d’autrui, nous possédons un témoignage irrécusable : le sien. Je le trouve dans la lettre suivante adressée à William Prescott, l’historien américain, lui-même menacé par la cécité, qui réclamait ses conseils :


« Vous me demandez, monsieur, si la nécessité, mère de toute industrie, ne m’a pas suggéré quelque méthode particulière qui atténue pour moi les difficultés du travail d’aveugle. Je suis forcé d’avouer que je n’ai rien d’intéressant à vous dire.

« Ma façon de travailler est la même qu’au temps où j’avais l’usage de mes yeux, si ce n’est que je dicte et me fais lire. Je me fais lire tous les matériaux que j’emploie, car je ne m’en rapporte qu’à moi-même pour l’exactitude des recherches et le choix des notes. Il résulte de là une certaine perte de temps : le travail est long, mais voilà tout ; je marche lentement, mais je marche. Il n’y a qu’un moment difficile, c’est le passage subit de l’écriture manuelle à la dictée. Quand une fois ce point est gagné, on ne trouve plus de véritables épines. Peut-être, monsieur, avez-vous déjà l’habitude de dicter parfois à un secrétaire ; si cela est, mettez-vous à le faire exclusivement et ne vous inquiétez pas du reste. En quelques semaines, vous deviendrez ce que je suis moi-même, aussi calme, aussi présent d’esprit pour tous les détails du style, que si je travaillais avec mes yeux, la plume à la main. »

Aux champs comme à la ville, l’auteur des Récits des Temps