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Lamartine, Jasmin, le perruquier-poète agenais, l’un des rénovateurs des lettres méridionales, qui faisait alors courir tout Paris, accepta de venir réciter passage Sainte-Marie l’une de ses élégies les plus fameuses : l’Aveugle de Castel-Culier [1].

Cette réception fut, pour la circonstance, entourée de quelque solennité. Aux commensaux ordinaires vinrent s’ajouter Ballanche, Sainte-Beuve, Féletz, Gustave Planche, le baron de Barante, M. et Mme Buloz, Félix Bonnaire, Dupaty, Jouy, Eugène Burnouf. Augustin Thierry prit la peine de convoquer chacun de ses hôtes par une lettre pressante, insistant sur la personne et l’originalité du troubadour gascon.

Mais quelle attraction plus captivante encore et plus rare de pouvoir entendre quelque chapitre inédit des Mémoires d’Outre-Tombe ! On sait l’intense curiosité provoquée dans tous les milieux par l’annonce des confessions retentissantes où Chateaubriand, sous prétexte d’étaler son âme, déshabille celle de ses contemporains, par lui composée, de son propre aveu, avec « une prédilection toute paternelle » et que dès 1831, l’on proclamait déjà devoir être scandaleuse. La publication par la Revue d’un fragment étendu n’avait fait qu’exciter davantage l’impatience générale. De plus, en dépit du secret qui les entourait, des indiscrétions avaient filtré au sujet des lectures faites à l’Abbaye-au-Bois, devant un petit cercle de privilégiés, et les racontars allaient leur train autour de ces révélations plus ou moins authentiques.

Or, M. de Chateaubriand, si distant à l’ordinaire et hautain, ne dédaignait point, par exception flatteuse, de se rendre, à l’occasion, passage Sainte-Marie et d’entr’ouvrir pour Augustin Thierry ses manuscrits énigmatiques.

Ces soirs-là, quittant sa maison de la rue d’Enfer, il arrivait de bonne heure, accompagné de Mme Récamier et de J.-J. Ampère. Celui-ci sortait les précieux cahiers du foulard de soie cramoisie qui les enveloppait et la passionnante lecture se déroulait devant un auditoire intime, choisi et désigné à l’avance.

C’était là faveur insigne accordée par le père magnifique d’Atala à celui qui l’avait salué comme son inspirateur et son maître dans la préface des Temps mérovingiens ; on doit aussi l’accepter pour sincère, car Augustin Thierry est l’un des trop

  1. L’Abuglo de Castel-Culié.