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L’âge et la souffrance l’ont calmé. Son esprit même est trop fermement convaincu des nécessités d’une forte discipline morale, pour qu’il veuille se contenter en 1840 d’un vague déisme à la Rousseau. Il s’en explique nettement avec Saint-René Taillandier après que celui-ci lui a envoyé son poème de Béatrix :

« J’ai lu, monsieur, avec bien de l’intérêt, l’ouvrage que vous avez eu la bonté de m’envoyer, mais j’ai quelques doutes, je vous l’avoue, sur la possibilité de cette religion à venir. Je crois que l’humanité a besoin d’un idéal qui lui soit supérieur ; je crois aussi que si le Christ venait à s’absorber dans l’humanité, celle-ci tomberait dans le pur déisme et dans une infatuation d’elle-même qui, selon moi, ne peut mener à rien de bon. »

Dans les années qui vont suivre, nous verrons s’accentuer les progrès de cette crise intérieure. Augustin Thierry ne songe pas encore à remanier son œuvre et, lui consacrant les derniers efforts de sa pensée, à corriger dans l’Histoire de la Conquête tout ce qui lui semble entaché de parti pris contre l’Eglise, mais d’ores et déjà, l’on peut affirmer qu’il ne renouvellerait plus les attaques qui ont fait dire à Veuillot, — avec une exagération au demeurant manifeste, — que nul, depuis Voltaire, n’avait porté des coups plus terribles au catholicisme.


10 JUIN 1844

On a bien souvent comparé l’existence humaine à une courbe, dont le sommet marquerait, pour toute créature, l’extrémité de la chance, du bonheur ou du succès, et la branche descendante, un déclin graduel vers les tristesses ou les épreuves qui lui sont réservées par son destin.

En 1842, Augustin Thierry est parvenu à ce palier fatidique.

Désormais et jusqu’à sa mort, le malheur, sous toutes ses formes : chagrins intimes, calamités publiques, va s’abattre sur lui. Aux souffrances physiques viendront s’ajouter les angoisses morales et les deuils d’affection. Cette année même, il doit perdre, avec le Duc d’Orléans, un tout-puissant protecteur ; bientôt après, ce sera pour lui la plus affreuse, la plus irréparable des catastrophes : la mort de sa femme qui fait « chanceler sa raison « et « déracine « sa vie. Un à un, ses amis les plus chers ou les plus anciens : Fauriel, Chateaubriand, Arnold Scheffer se succéderont dans la tombe.