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Paris, le 16 juillet 1842.

« Mon cher ami,

« Je vous écris bien tard, j’étais souffrant à la campagne et l’on m’a caché pendant tout un jour l’affreux événement qui met dans mon cœur un deuil qui durera autant que ma vie. Après une nuit sans sommeil et toute remplie de l’idée d’un si grand malheur, je me débats contre la cruelle vérité. Mon esprit se refuse à croire que tant de noblesse d’âme, de perfections, de jeunesse, de bonheur, tant d’espérances pour notre pays, aient passé sans retour. Que Dieu ait pitié de la France. Tous, tant que nous sommes, le présent, l’avenir, tout est frappé du même coup.

« Je vous plains, mon pauvre Scheffer, c’est pour vous une seconde perte qui va agrandir la plaie trop saignante de votre cœur et le vide de votre vie impossible à combler.

« Vous aimiez le prince depuis vingt ans, il vous rendait une affection tendre, une confiance sans limites. Et moi, il a été mon bienfaiteur et il l’a été avec une grâce infinie, d’une manière toute royale, quoiqu’il ne fût pas encore roi...

« Je n’ose sonder l’abime de maux qui peut-être vient de s’ouvrir. Hélas ! mes plus longues perspectives n’atteignaient pas les limites probables de sa vie. Je croyais le Prince Royal destiné par la Providence à finir nos discordes, à relever la France de la France ; mais Dieu n’a fait que nous le montrer. Il nous le relire aussitôt que nous l’avons connu. Pauvre prince, héritier d’une couronne, à laquelle notre liberté ombrageuse a attaché bien des épines, il avait, avec l’esprit de notre temps et une maturité précoce, le don de plaire à tous et de se faire aimer. Le deuil universel de Paris prouve ce qu’aurait été le bonheur de son règne. Les détails que donnent les journaux sont à déchirer le cœur. Quelle scène de la vie humaine dans ce qu’elle a de plus triste et de plus grandi

« Je voudrais témoigner que je ne suis pas un ingrat. Dites-moi si je dois écrire et à qui et de quelle manière. Dites-moi surtout quelque chose du Roi et de la Reine. Pourront-ils supporter une telle épreuve ? Je tremble pour eux, c’est trembler pour nous tous : le sort de la Franco est là Et ce pauvre Boismilon, et Trognon et vous ? Je voudrais savoir comment vous êtes, sous le poids de cette douleur.