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lancé à Martial Delpit, comme un appel de secours au dévouement de l’ami.

« Mon cher ami, j’ai besoin de vous, ma pauvre Julie est bien mal. Je suis seul avec mon chagrin de toutes les heures qui devient plus fort que moi ; venez à mon secours, votre mère vous reverra bientôt, priez-la de me pardonner.

« Tout à vous de cœur [1]. »

Ce billet est du 1er juin. Huit jours plus tard, Mme Augustin Thierry succombait après une longue et pénible agonie dont on put heureusement épargner jusqu’à la fin la connaissance à son mari.

Comme s’il eût prémédité de conserver intact et toujours présent le souvenir des plus cruelles heures de sa vie, de raviver son chagrin sans cesse par leur évocation, celui-ci voulut tracer pour lui-même, entrecoupé comme un sanglot, le récit de ces instants tragiques. Je crois pouvoir le reproduire ici, tel que je l’ai trouvé dans ses papiers intimes :

« Lundi 10 juin, à onze heures, après avoir causé comme chaque matin avec M. Gabriel [2], je me suis fait porter dans le cabinet de Delpit et je me suis assis, me croyant seul. M. Gabriel qui me suivait me dit : — La Princesse est là — Quoi ? répondis-je, la Princesse à cette heure ? Et, elle qui se trouvait à ma droite, me dit : — Oui, c’est moi, je viens pour vous emmener. J’eus un moment de doute sur ce que signifiaient pour moi ces paroles et, après quelques secondes de silence, je m’écriai : — Est-elle donc ?... — Hélas ! dit la Princesse, d’une voix faible, tout est fini maintenant, il faut partir. Et moi, frappé d’une commotion nerveuse : — Non, non, non, cela n’est pas vrai, c’est impossible, je ne le crois pas, je ne veux pas le croire. On me disait tout à l’heure ?... On m’a donc trompé. Quand est-ce ?... Ce matin, tout à l’heure ?... non, non, cela n’est pas possible... J’entendis alors beaucoup de voix autour de moi ; je ne distinguais rien de ce qu’on disait, seulement je crus reconnaître la voix de mon frère, celle de Delpit et le nom de M. Louis prononcé à plusieurs reprises. J’étouffais et il me semblait qu’on me tenait de tous les côtés... Je demandai : — de l’air, un peu d’air... et dans le silence qui se fit alors, en

  1. Ce billet porte comme suscription : M. Martial Delpit à Castan, par Iffigeac (Dordogne).
  2. Le docteur Gabriel Graugnard, son ancien secrétaire devenu son médecin.