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vous pardonnerez à un pauvre cœur brisé de n’avoir pu s’ouvrir plus tôt pour annoncer à Votre Altesse Royale ce qu’elle a su par d’autres que moi.

« Dieu vient de me frapper d’un de ces coups terribles qui font chanceler la raison et sont comme un démenti donné à toutes les espérances d’ici-bas. Il m’a retiré l’unique soutien de ma triste vie, celle par qui, depuis treize ans, j’oubliais que je suis aveugle. Je portais légèrement le poids de mes souffrances, j’avais retrouvé le courage, la joie, la sécurité du cœur et de l’esprit ; et maintenant, me voilà retombant sous mon fardeau, jeté hors de la vie comme une tige déracinée. Mes amis m’ont trompé durant plusieurs jours, et, après l’instant fatal où j’ai tout perdu en ce monde, ils sont venus m’enlever du lieu de ma misère : ils veulent que je vive, ils me l’ordonnent. Le pourrais-je ? Dieu seul le sait.

« Plaignez-moi, madame ; que votre cœur si noble et si déchiré ait une pensée de sympathie pour mon veuvage, et daignez agréer pour vous et pour Mgr le Comte de Paris les vœux de celui qui pleure.

D’autres lettres à Mignet, à la comtesse Foy, à Mme de Tracy, à M. de la Saussaye, montrent la même douleur ; mais, de toutes, la plus désolée, celle où s’épanche avec le plus d’abandon celle navrante tristesse, est adressée à Mlle Fressigne, l’ancienne amie de Luxeuil qui avait fait leur mariage :


« Port-Marly, 8 septembre 1844.

« Chère mademoiselle,

« Pardonnez-moi le long retard que j’apporte à répondre à votre lettre. Durant bien des jours, il m’a été impossible de dicter une seule ligne, et, depuis que j’ai retrouvé quelque liberté d’esprit, il m’a fallu donner mes heures de calme aux soins des tristes affaires qui sont nées de mon malheur.

« En dépit de mon espérance, j’ai survécu à celle qui, depuis treize ans, était le ressort et l’âme de ma vie. Cette vie est à refaire, y parviendrai-je ? Dieu seul le sait.

« J’ai des amis qui sont admirables pour moi ; une personne, dont l’âme et le cœur sont au-dessus de tout éloge, m’entoure de soins et d’affection, comme le ferait une sœur ; mais dans les heures où je me trouve seul avec moi-même, je ressens un vide que rien ne peut remplir, un vide qui se creuse sans cesse