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et dans lequel la moindre pensée me rejette, si j’essaie de me distraire par la lecture ou un peu de travail. J’ai dans l’oreille une voix que je n’entendrai plus et dont un seul mot suffisait pour éloigner de moi tout ennui. J’ai vécu treize ans de la vie de tout le monde, je ne sentais plus la perte de mes yeux et le temps que je regretterai désormais sera, non pas celui de mes années de jeunesse et de force, mais celui que j’ai passé aveugle auprès de ma pauvre Julie. Je l’aimais d’un amour absolu, d’un amour qui les renfermait tous ; il y avait pour elle en moi l’affection du mari avec celle de la mère et de la sœur. Vous l’avez vu à Luxeuil, après neuf ans vous l’avez revu à Paris ; le temps n’y pouvait rien changer. Je suis en deuil de cœur et d’habit pour les années qui me restent et auxquelles je ne vois plus de but qui m’attire, d’emploi qui me commande, car tout cela était en elle. Je travaillais pour elle et par elle. On me parle de la science, mais la science est une chose morte et ma vie défaillante avait besoin d’être soutenue et doublée par un intérêt vivant. J’essaierai de la mener jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu qu’elle finisse ; je ne ferai rien contre moi-même et mon désir est de reprendre ma tâche interrompue et d’ajouter une page à la dernière page qu’elle a lue et dont elle m’a dit : « Augustin, c’est bien. » Me voici retombé dans mon existence mutilée, n’ayant plus devant moi que des souvenirs. Les meilleurs jours de ma vie ont commencé à Luxeuil, sous vos auspices ; vous m’avez revu, il y a quatre ans, dans le bon- heur et la sérénité ; votre souvenir se mêle à mes regrets. Dites, je vous prie, à mademoiselle votre sœur qu’elle est de moitié avec vous dans cette pensée, présentez-lui mes très humbles respects et que mon nom soit quelquefois prononcé dans vos conversations intimes.

« Adieu, mademoiselle, plaignez-moi et agréez l’expression de mes sentiments les plus respectueux et les plus dévoués. »


A. AUGUSTIN-THIERRY.