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AU PAYS DE RABELAIS

III [1]
thélème


On a certes assez disserté sur la règle des Thélémites et la philosophie qui s’en dégage, et ce n’est point notre sujet. Contentons-nous de rappeler que frère Jean prétend que ses moines et ses nonnes, dans son monastère, vivent tout au rebours de ceux des autres couvents. Et d’abord qu’ils y vivent ensemble, hommes et femmes, en toute honnêteté et politesse, comme il sied à des « dames de hault paraige » et à de « nobles chevaliers » ou à des humanistes, capables d’expliquer le saint Évangile « en sens agile » et de « fonder la foy profonde » (car Rabelais met ici les gentilshommes et les beaux esprits sur le même pied, ce qui marque une date dans l’histoire de l’opinion) ; puis, qu’ils ne prononcent aucun vœu, qu’ils ne soient pas astreints à la clôture, qu’ils se puissent marier, qu’ils soient beaux et belles, cultivés, richement vêtus, qu’ils jouissent de tous les raffinements du luxe et de l’esprit, bref qu’ils mènent une vie harmonieusement intellectuelle et épicurienne, conforme à l’idéal de la Renaissance. Et leur maxime sera : « Fay ce que vouldras, » parce que gens libres, bien nés, bien instruits, vivant en compagnies honnêtes, « ont par nature un instant et aguillon qui toujours les poulse à faictz vertueux et retire de vice — lequel ils nommoient honneur. »

Bref, Rabelais estime que la nature humaine est bonne, et que, libre de toute influence, elle tend d’emblée au bien. C’est sa philosophie : une sorte d’optimisme a priori et de naturalisme assez semblable à celui de Rousseau.

Mais cette abbaye d’Épicure, — si généreusement dotée par

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1921.