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soir hors de la ville, il n’y fallait pas songer. C’est à peine si l’on osait rentrer de Thérapia en voiture. Lorsqu’un ambassadeur voulait régaler ses invités d’une promenade au clair de lune à travers le célèbre cimetière de Scutari, il en avisait préalablement la police turque, qui prenait des mesures pour protéger l’expédition : et sous les cyprès vénérables, les coups de sifflet se répondaient sans relâche, jetant l’émoi parmi les tourterelles endormies. Pas de semaine que l’on n’apprit l’enlèvement de quelque riche bourgeois, surpris par des brigands dans sa villa du Bosphore et emmené par eux dans la montagne. La famille du disparu, avisée qu’il ne serait rendu que contre rançon, s’empressait de faire porter l’argent au lieu indiqué.

Que faisait donc la police interalliée ? Pendant le temps que j’ai passé à Constantinople, elle était surtout occupée à découvrir des complots, ou à suivre la trace de ceux que venaient lui dénoncer d’innombrables indicateurs. L’industrie de la délation florissait, comme aux plus tristes jours d’Abdul-Hamid. Et comment n’en eût-il pas été ainsi ? Au mois d’avril 1921, il n’y avait pas à Constantinople moins de quatre services de renseignements français, indépendants l’un de l’autre, qui tous, bien entendu, faisaient ou prétendaient faire du renseignement politique [1]. J’imagine, sans en être certain, que chacun des Alliés en entretenait tout autant. Les « collaborateurs » de la police n’avaient vraiment que l’embarras du choix. Il n’y avait pas dans Péra un aigrefin, un courtier véreux, un entremetteur ou un chanteur de cabaret de nuit, qui n’émergeât au budget de quelque S. R. allié. Aux agents subventionnés s’ajoutaient les indicateurs bénévoles, soucieux d’obtenir une faveur ou d’assouvir une rancune. Les lettres de dénonciation affluaient aux ambassades, aux divers offices de l’armée, de la marine et de la gendarmerie. Le plus souvent, elles allaient tout droit aux archives, ou au panier. Il arriva pourtant que les renseignements qu’elles apportaient fussent pris au sérieux.

Bien qu’elle fût placée sous les ordres d’un Anglais, la police interalliée de Constantinople était soumise à l’autorité collective des trois hauts commissaires, britannique, italien et français. Le jour où le général Harington prit le commandement suprême des forces alliées d’occupation, il revendiqua du

  1. Au mois de juillet 1921, ces quatre services ont été enfin réunis en un seul qui fonctionne sous le contrôle du Haut-Commissaire.