Si un Français veut citer un Ottoman en justice, il ne peut le faire que devant un tribunal ottoman, et il s’abstient ; si un Ottoman croit avoir à se plaindre d’un Français, il ne peut porter sa plainte devant aucune juridiction. Je laisse de côté, pour ne pas compliquer la question, le cas des Puissances qui, comme la Pologne, la Yougoslavie et la Tchéco-Slovaquie, n’ont même pas de tribunaux consulaires, et celui de la Russie, dont les citoyens, n’étant plus protégés, comme pendant la guerre, par le Gouvernement des Pays-Bas, n’ont aucun moyen régulier de se faire rendre justice. Pour ne parler ici que de la situation qui est faite aux sujets des Puissances alliées vis-à-vis des sujets ottomans, et aux sujets ottomans vis-à-vis de ceux des Puissances alliées, on peut la définir d’un mot : déni de justice universel et prolongé au delà de toute limite raisonnable. Depuis trois ans, les délits s’accumulent, impunis. Contrats non exécutés, faillites frauduleuses, escroqueries, vols : le coupable n’a rien à craindre, et la victime n’a rien à dire ; l’un et l’autre sont priés d’attendre la ratification du traité de paix.
Il existe, il est vrai, pour les crimes et les flagrants délits, des tribunaux de police alliés. Plusieurs de ceux-ci se sont même arrogé une compétence étendue et arbitrairement fixée : ils distribuent généreusement les fortes amendes et les mois de prison. En vertu de quelle loi, de quel décret ? Personne n’en sait rien. Selon quelle procédure ? On l’ignore. Je dirai seulement que les Turcs en viennent à regretter la sévérité régulière et méthodique des tribunaux militaires allemands et que, pour le bon renom des Puissances alliées, mieux vaudrait encore dénier toute justice, que de laisser fonctionner ces tribunaux singuliers.
Par trois fois, la Sublime-Porte s’est émue des inconvénients d’une pareille situation et a demandé aux hauts-commissaires des trois Puissances occupantes de bien vouloir y remédier : la première démarche remonte au mois d’avril 1919. Nos Chambres de commerce ont fait entendre à Paris de justes doléances. A Constantinople, nos commerçants, nos hommes d’affaires renouvellent à chaque instant leurs réclamations. Tous obtiennent la même réponse : « Attendez la ratification du traité de paix. » Or l’attente menace d’être longue, les affaires souffrent, et la morale encore davantage.