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ÉMIGRÉS ET RÉFUGIÉS. — LES RUSSES A CONSTANTINOPLE

Les mohadjirs, les émigrés, on les rencontre partout, le long des rues de Stamboul, dans les cours des mosquées, aux abords des casernes. Mais c’est surtout à Galata, aux environs du port, que leur nombre et leur misère attirent l’attention : vieillards chancelants, conduits par des enfants en guenilles, troupeaux de femmes, au corps serré dans un châle, au visage strictement voilé, qu’affole le brusque passage d’une automobile ou d’un tramway, paysans au regard résigné et fier, assis le long d’un trottoir comme sur le bord d’un chemin. On compte ainsi dans la ville cent mille abandonnés, qui n’ont ni l’espoir d’un gite, ni la certitude d’un morceau de pain ; mais ils sont à Constantinople, où réside leur chef et leur père, le Sultan-Calife, et, de sentir voisine cette protection, si impuissante, ils éprouvent une vague sécurité, qui adoucit leur détresse.

Le Sultan et son gouvernement ont fait ce qu’ils ont pu : vingt mille mohdjirs ont été recueillis dans des baraques ou sous des lentes, dans les écoles et dans les mosquées. On leur distribue du pain et, trois fois par semaine, une soupe chaude. J’ai voulu voir ces privilégiés. Accompagne par le directeur de l’office des Émigrés, Hamdi Bey, un jeune fonctionnaire actif, intelligent, organisateur, j’ai fait le tour des camps et des abris. Le hangar, la baraque ont pour plancher la terre nue. Des toiles à sac, retenues par des cordes, séparent les familles entre elles, suivant les exigences de la loi musulmane. Si telle baraque n’est pas divisée en compartiments, c’est qu’elle n’abrite que des veuves avec leurs enfants encore petits.

La plupart des réfugiés, fuyant aux approches de l’invasion et du massacre, n’ont sauvé que leur vie. Ceux qui ont pu emporter quelques hardes, une cruche, un tapis, s’efforcent de donner à leur « carré » l’aspect d’une de ces chambres de paysans identiques dans tout l’Orient. On admire tant de propreté et de décence parmi tant de misère, et l’on s’étonne qu’aucune mauvaise odeur ne se dégage de ce troupeau humain si étroitement parqué. Quelquefois devant la baraque on rencontre un âne, une vache, une couple de poules, que quelque mohadjir a sauvés du village et dont il n’a pas voulu se séparer. Il est rare qu’on entende le bruit d’une dispute, ou même les