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Kemal, entouré de fleurs et de lumières. Aux portes des mosquées et des turbés, s’étalent, en lettres arabes ou turques, de larges inscriptions lumineuses. Ici on lit : « Au bout de la patience est la victoire, » et là ce seul mot : « Patience. » Un artiste plus traditionnel a reproduit la maxime fameuse qui se déroule sous la coupole de la vieille mosquée d’Eyoub : « Celui qui l’a fait du bien, bénis-le ; celui qui t’a fait du mal, laisse-le à Dieu. » Et mon guide d’ajouter : « Nous répétons cela matin et soir, en pensant aux Grecs. »

Soudain un mouvement se produit, et l’on voit déboucher en trombe les vendeurs de journaux, criant à tue-tête l’lkdam et le Peyam-Sabat. Il est minuit et demi. L’édition que ces deux journaux font paraître pendant le mois de Ramazan à cette heure insolite est enlevée en quelques minutes. Tout ce monde, qui passe la nuit dans les cafés, dans les cours de mosquées, autour des turbés, est avide de nouvelles, ne se préoccupe et ne parle que de la guerre. On se rassemble autour de celui qui a acheté le journal et a commencé de le lire tout haut. On commente, on discute. Rarement le ton des voix s’élève ; curiosité, enthousiasme ou indignation ne s’expriment pas ici en éclats bruyants ; un même murmure les traduit, si singulier, si émouvant, que les voyageurs qui reviennent de l’Orient l’entendent longtemps encore bourdonner dans leurs oreilles.

Ainsi, à quelques pas de Péra mal endormi, des ambassades où l’on danse, des cabarets où des princesses russes plus ou moins contestables versent aux clients un Champagne problématique, une autre ville veille et s’agite passionnément, du crépuscule jusqu’à l’aube. Pendant trente nuits, les Turcs de Stamboul, assis dans les cafés, où une ordonnance de la police interalliée n’autorise la présence que des seuls musulmans, rassemblés sur les places ou autour des églises, poursuivent leurs conciliabules, leurs méditations et leurs rêves. Méditations mélancoliques sur un passé glorieux et évanoui, rêves de violence et de vengeance ? qui peut savoir ?

Le Ramazan, avec ses jeûnes, ses prédications, ses cérémonies, semblait avoir réveillé tout ensemble, dans la vieille ville musulmane occupée par l’étranger infidèle, la force du sentiment national et l’ardeur de la foi religieuse. Le vingt-cinquième jour du mois de pénitence, la solennité de la « Grande Prière « me ramena à Stamboul, quelques heures après le coucher