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sur personne, avec tout cet aspect d’ Arménien transporté des quais de Marseille à Paris, et toujours parlant haut, de cette admirable voix autoritaire qui, depuis quatre ans, brutalise, subventionne et soutient tout ce monde-là « C’est Clemenceau, » né agressif et qui, même dans la vie familière, procède par interpellation directe et par intimidation, les bras croisés, le regard insulteur, la figure verte, cherchant son souffle. [1] « C’est Bouteiller, » avec son teint pâle, sa redingote où l’on cherchait instinctivement des traces de craie. » C’est Boulanger, » très simple, avec sa belle allure d’homme sûr de sa destinée et avec celle expression à la fois puissante et douce qui donnait tant de charme à sa physionomie, » mais avec « un fonds de vulgarité « qui reparaissait dans les moments décisifs [2]. Et c’est enfin Taine :


Le philosophe avait alors cinquante-six ans. Enveloppé d’un pardessus de fourrure grise, avec ses lunettes, sa barbe grisonnante, il semblait un personnage du vieux temps, un alchimiste hollandais. Ses cheveux étaient collés, serrés sur sa tempe, sans une ondulation. Sa figure creuse et sans teint avait des tons de bois. Il portait sa barbe à peu près comme Alfred de Musset qu’il avait tant aimé, et sa bouche eût été aisément sensuelle. Le nez était busqué, la voûte du front belle, les tempes bien renflées, encore que serrées aux arcades du front et l’arcade sourcilière nette, vive, arrêtée finement. Du fond de ces douces cavernes, le regard venait, à la fois impatient et réservé, retardé par le savoir, semblait-il, et pressé par la curiosité. Et ce caractère, avec la lenteur des gestes, contribuait beaucoup à la dignité d’un ensemble qui aurait pu paraître un peu chétif et universitaire dans certains détails, car M. Taine, par exemple, portait cet après-midi une étroite cravate noire en satin, comme celle que l’on met le soir.


Ce sont là des pages qui classent une œuvre. Mais un paysagiste, un portraitiste même ne sont pas un romancier. Il faut encore, il faut surtout, pour mériter pleinement ce titre, savoir conter et créer des figures vivantes. Savoir conter, c’est donner

  1. Cf. dans un article, non recueilli en volume, sur Clemenceau littérateur (Figaro du 20 mai 1896), cet autre portrait : « C’est un homme. Considérons avec plaisir cette physionomie indomptable, son teint jaune et les plans violemment accusés de cette figure si vivante où éclate le besoin de vous expliquer à vous-même ce que vous alliez lui exposer. »
  2. L’Appel au soldat, éd. originale Juven, p. 95, 222, 226 ; — Leurs Figures, éd. originale Juven, p, 135-136.