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au lecteur l’illusion d’une histoire vraie, c’est fixer son attention et piquer sa curiosité au moyen d’une intrigue à la fois si attachante et si claire que pas un instant l’intérêt ne faiblira. À cet égard, le « roman de l’énergie nationale « n’est pas une parfaite réussite. Le don latin de la composition y fait un peu défaut. Très différent en cela, par exemple, de M. Bourget, qui est un si puissant constructeur, M. Barrès ne tient pas d’une main très ferme tous les fils de l’écheveau qu’il doit dérouler sous nos yeux ; il les laisse s’entrecroiser, et même s’embrouiller quelquefois. Les destinées de chacun de ses héros ne sont point centrées autour d’un point fixe, et, à les suivre parallèlement, l’intérêt se disperse et se dilue. Joignez à cela que, pour des raisons de fantaisie personnelle ou de doctrine, l’écrivain se laisse volontiers entraîner à des longueurs, des digressions, des hors-d’œuvre, qui nous font perdre de vue la ligne générale du récit et rompent à chaque instant l’impression d’ensemble. Grave défaut dans un ouvrage d’imagination : le lecteur n’appartient corps et âme qu’à l’écrivain qui s’empare de son esprit dès la première ligne et ne le lâche qu’à la dernière, après l’avoir conduit, par la voie la plus directe, la plus rapide, au terme secrètement poursuivi. Au romancier qui lui procure ce singulier plaisir d’être constamment dominé, et pris, et emporté dans un vigoureux engrenage, il n’est pas loin de presque tout pardonner, même de ne point posséder le don de vie et de ne pas « faire concurrence à l’état civil. »

Cette dernière faculté, on a parfois prétendu que M. Maurice Barrès en était dépourvu. Et si l’on veut dire par là que les personnages imaginaires qu’il met en scène ne surgissent pas devant nos yeux, ses livres fermés, avec cette netteté, ce relief, cette force d’obsession qu’ont les images des êtres réels que nous coudoyons dans la vie, on a peut-être raison. Je ne revois pas Rœmerspacher et Mme de Nelles comme je revois Eugénie Grandet ou le père Goriot. Mais a-t-on remarqué qu’il n’en va pas de même pour les personnages que M. Barrès a peints d’après nature et qui appartiennent à l’histoire ? Je revois fort bien Bouteiller, — copié, comme l’on sait, fort librement d’ailleurs, sur Auguste Burdeau ; — j’entends sa belle voix grave et pathétique, et, instinctivement, je cherche, moi aussi, des traces de craie sur sa redingote de professeur. Je revois surtout Boulanger et toutes ces « figures « de « panamistes »