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et de parlementaires qui s’agitent au Palais-Bourbon. Et ce que le romancier n’a pas moins bien senti et rendu, c’est l’atmosphère toute spéciale où vivent, intriguent, spéculent et quelquefois tremblent ses héros. Telles séances de la Chambre, — la « Journée de l’Accusateur, » celle de « la Première charrette, » — sont de la grande psychologie collective en action et nous laissent une impression ineffaçable, — une impression analogue à celle que l’on emporte de certaines pages de Saint-Simon.

Et tout ceci revient à dire que l’art de M. Barrès, inférieur peut-être à son rêve, quand il s’agit de créer et de faire mouvoir des êtres fictifs, ne prend tout son prix que quand l’écrivain travaille d’après le modèle vivant. Son imagination est moins inventive qu’évocatrice de choses vues. « L’Appel au soldat, écrivait Jules Lemaitre, me parait être de l’histoire, au même titre, par exemple, que les Mémoires de Saint-Simon, les Mémoires d’outre-tombe ou les visions de Michelet, et à plus forte raison que les admirables chapitres de l’Éducation sentimentale où est racontée la Révolution de 1848. Toute histoire est forcément « subjective, » c’est-à-dire interprétée et par suite transformée par le narrateur, à moins que celui-ci soit un esprit tout à fait indigent. L’histoire est, dans l’Appel au soldat, d’un subjectivisme qui avoue, voilà tout [1]. » Historien, je ne sais, car peut-être se mêle-t-il trop de passion à cette représentation des mœurs contemporaines ; mais chroniqueur ou mémorialiste assurément : M. Maurice Barrès est par excellence le chroniqueur de la vie politique sous la troisième République.

Ce chroniqueur, enfin, est un écrivain qui pense ; il ne se contente pas d’évoquer : il juge la réalité qu’il peint ; il a écrit, et il faut l’en louer, un roman à thèse. L’idée générale qui domine et qui inspire son livre, c’est celle qui forme l’une des assises doctrinales des Origines de la France contemporaine, et que nous avons déjà vue esquissée on développée dans maint article de journal. Aux yeux de M. Barrès, comme aux yeux de Taine, la France d’aujourd’hui souffre surtout d’un excès de centralisation. Centralisation intellectuelle : l’enseignement universitaire, tout pénétré d’esprit classique et d’humanisme, détache les jeunes êtres qui lui sont confiés du sol

  1. Jules Lemaitre, l’Appel au soldat (Écho de Paris), non recueilli en volume.