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et même, — soyons franc, — quelques traces de ce mauvais romantisme que ses premiers maîtres ont inoculé au poète, et dont il aura grand’peine à se défaire. Mais j’avouerai bien volontiers que « l’Incendie de Venise » est une superbe « opale, » à placer tout à côté de ce pur joyau qu’est la fameuse Lettre sur la Campagne romaine :


Là-bas, sur notre droite, Venise, au ras de la mer, s’étendait et devait faire une barre plus importante à mesure que le soleil s’anéantissait. Des colorations fantastiques se succédèrent, qui eussent forcé à s’émouvoir l’âme la plus indigente. C’étaient tantôt des gammes sombres et ces verts profonds qui sont propres aux ruelles mystérieuses de Venise ; tantôt ces jaunes, ces orangés, ces bleus avec lesquels jouent les décorateurs japonais. Tandis qu’à l’Occident le ciel se liquéfiait dans une mer ardente, sur nos têtes des nuages enivrants de magnificence renouvelaient perpétuellement leurs formes, et la lumière crépusculaire les pénétrait, les saturait de ses feux innombrables. Leurs couleurs tendres et déchirantes de lyrisme se réfléchissaient dans la lagune, de façon que nous glissions sur les cieux. Ils nous couvraient, ils nous portaient, ils nous enveloppaient d’une splendeur totale, et, si je puis dire, palpable. Vaincus par ces grandes magies, nous avions perdu toute notion du réel, quand des taches graves apparurent, grandirent sur l’eau, puis nous prirent dans leur ombre. C’étaient les monuments des doges [1].


Certes, l’auteur de cette page est un grand artiste. A Venise, il s’est efforcé de retrouver les traces de Wagner et de Taine, de Gautier et de Léopold Robert, de George Sand et de Musset, de Byron, de Chateaubriand et de Goethe. C’est là ce qu’il appelle le « Conseil des Dix. »


— Ils ne sont que neuf, me dit un lecteur.

— Qu’on réserve le dixième siège. Je connais telle candidature...


J’en connais une autre. Et qui sait ? si modeste qu’il soit, M. Maurice Barrès doit bien la connaître aussi.

A le prendre dans son ensemble, le recueil Amori et Dolori sacrum parait d’une inspiration encore toute romantique, et au lieu d’être daté de 1903, il pourrait l’être de 1890 : pourquoi les pages sur Une Impératrice de la Solitude ne seraient-elles pas contemporaines de Sous l’œil des Barbares, plutôt que de

  1. Amori et Dolori sacrum, éd. originale, Juven, p. 53-54.