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d’exploiteurs qu’ils n’en étaient plus à compter leurs erreurs et leurs déceptions : soit indélébile courtoisie, soit conviction que le négociateur de l’affaire Pichegru pouvait rendre d’importants services, le libraire Neuchâtelois fut reçu en renfort appréciable. C’est ainsi que, trop porté déjà à se croire un personnage, il prit, de la confiance qu’on lui témoigna et de la politesse avec laquelle on écouta ses amplifications, une opinion démesurément avantageuse de sa valeur. Tout concourait par malheur à entretenir cette illusion : lorsque, quittant Augsbourg, il arriva à Berlin, comme on était curieux de questionner un échappé de Paris, il fut prié à diner par le prince de Reuss, avec Son Excellence le comte Panin, ambassadeur de Russie, Son Altesse le feld-maréchal Repnin, envoyé extraordinaire du Czar, et lord Elgui, ambassadeur d’Angleterre auprès de Sa Majesté prussienne. Fauche les intéressa « vivement » en leur parlant du 18 fructidor et de Pichegru : il confia aux éminents convives, — et par la même occasion à tous les serviteurs qui tournaient autour de la table, — « le projet qu’il avait conçu de gagner Barras à la cause des Bourbons. » — « Tout ce que je leur dis parut leur faire impression, » écrit-il, et cela doit être authentique, car ces diplomates de carrière, taciturnes et impénétrables par habitude professionnelle, devaient juger unique en son genre ce conspirateur qui prenait, en leurs personnes, pour confidents tous les cabinets de l’Europe. Il aurait bien voulu s’en expliquer avec le roi Frédéric-Guillaume et sollicita une audience qu’il n’obtint pas ; le Roi se privait des conseils du libraire « pour ne pas contrarier la politique de ses ministres. » Fauche se contenta donc d’exposer ses vues au comte Haugwitz, ministre des Affaires étrangères et président du Conseil. Il fut écouté « avec beaucoup de soin » et l’Excellence lui exprima sa gratitude par ces paroles textuellement rapportées : — « C’est bien précieux ce que vous nous dites, M. Fauche, nous vous en devons des remerciements. » Sur quoi le libraire se retira et se prépara à partir pour Londres « où il était appelé par le ministère britannique. » Il l’assure et, peut-être, le croyait-il : car, on n’en saurait douter, le malheureux était dès lors atteint d’une aberration d’un genre assez rare et qu’on pourrait désigner sous le nom de mégalomanie diplomatique. Les crises de cette vésanie allaient désormais se succéder avec une intensité progressive, jusqu’au jour, lointain encore,