Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 7.djvu/385

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moment où il venait d’écrire à sa femme une lettre annonçant sa prochaine arrivée à Neuchâtel, retour au bercail qui était, d’ailleurs, bien loin de ses intentions ; il avait inséré dans cette lettre un court billet qu’il priait Mme Fauche de mettre aussitôt à la poste et qui était destiné à égayer l’ami Fauconnier. Par ce billet il s’excusait, en termes goguenards, d’avoir quitté le geôlier de façon un peu brusque : « mais celui-ci était mari et père et il partagerait certainement la joie qu’éprouvait Fauche-Borel à retrouver enfin sa femme et ses enfants. » Tel était le thème de ce badinage : on s’en divertit beaucoup au Temple, — pas Fauche-Borel, — quand, deux semaines plus tard, arriva de Neuchâtel à l’adresse de Fauconnier, ce persiflage de l’évadé réintégré dans son cachot depuis une quinzaine de jours.

La situation du pauvre libraire n’était pas enviable : son ex-ami Montgaillard, vendu au régime triomphant, le dénonçait avec une diabolique insistance et signalait à la police qu’elle tenait en lui, sous les verrous, l’un des plus incorrigibles agents des princes. On était au début de cette année 1804 qui devait marquer dans les annales de la Tour du Temple, déjà si chargées de drames. Journées tragiques, nuits d’angoisses, expectatives d’épouvantes. Cela commença par un cri lugubre qui retentit, un matin, dans le silence du donjon. — « Au secours ! Un couteau ! Un couteau ! » L’un des détenus, .nommé Bouvet de Lozier, présumé agent de Louis XVIII, venait de se pendre : on coupa à temps la cravate de soie qu’il avait prise comme hart et Fauconnier le rappela à la vie. Interrogé, tout pantelant, il dévoila une vaste conspiration dont les princes proscrits, Moreau, Pichegru, Cadoudal étaient les chefs et qui avait pour but l’enlèvement ou l’assassinat du Premier Consul. Et, dans les jours qui suivirent, Fauche-Borel vit successivement arriver au Temple tous ceux que ce moribond avait dénoncés : Moreau, d’abord, calme et résigné ; Pichegru, qu’il aperçut, traversant le préau, vêtu d’un frac bleu, « boitant tout bas, » un mouchoir blanc enveloppant sa main gauche ; Georges Cadoudal, le terrible Breton, un colosse trapu, agile et imposant, en dépit de son obésité : Fauche le voyait, par le trou de sa serrure, couché sur son lit, les mains liées sur le ventre et surveillé par deux gendarmes. Bientôt le Temple regorgea : plus de cent détenus étaient entassés dans les quatre étages de la Tour ; il y avait là de tout : paysans du Morbihan,