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officiers de la marine anglaise, gentilshommes français, pêcheurs normands, ci-devant grands seigneurs, généraux, gens du peuple, même deux enfants de neuf à dix ans, mousses de l’équipage du capitaine Wright et captivés avec lui, qui dessinaient au charbon, sur tous les murs du préau, des potences au fil desquelles était suspendu Bonaparte : les compagnons de Cadoudal se groupaient sous les arbres pour réciter le chapelet ou chanter des cantiques ; d’autres jouaient aux barres, la plupart insouciants, résignés à la mort, mais redoutant les interrogatoires dont certains revenaient les doigts mutilés par les poucettes des policiers. On voyait aussi, parmi cette population hétéroclite, circuler un prêtre, septuagénaire, dont la sainteté, la sérénité et l’indulgence avaient conquis les plus hostiles : c’était le Père Picot de Closrivière : de même qu’il avait traversé la révolution en quête de crimes à absoudre et de misères à soulager, il se mêlait à la foule turbulente des détenus, parlant à tous de pardon et d’espérance. On l’avait emprisonné parce qu’il avait reçu trop d’aveux et savait trop de choses ; la police insinuait à ce « vieux fou » qu’il obtiendrait sa liberté en échange de quelques confidences : il n’avait même pas compris et il s’estimait heureux d’être là puisqu’il y trouvait des âmes à fortifier et des incrédules à convaincre. Fauche-Borel ne se douta jamais que de pieuses femmes, dans Paris, sollicitées par son saint compagnon de captivité, adressaient au ciel des prières afin d’obtenir sa conversion au catholicisme.

Et puis, il arriva qu’on entendit, un matin d’avril, un grand vacarme dans la prison. Les guichetiers s’empressaient, consternés ; Fauconnier bousculait ses gens ; une terreur planait, sans qu’on sût encore quel nouveau drame s’ajoutait à tous ceux dont le vieux donjon avait été le théâtre : il vint des juges en robe, des officiers ; enfin passa une civière sur laquelle un cadavre était étendu : celui de Pichegru qu’on emportait vers le Palais de Justice afin d’autopsie solennelle. Fauche, que ce décès imprévu émeut particulièrement, questionne les geôliers, s’informe, enquête, s’évertue à établir que son voisin de cellule ne s’est pas donné la mort, ainsi qu’on le proclame, mais qu’il a été assassiné ; et pas un instant il ne conçoit un remords de ce lamentable dénouement. Si le conquérant de la Hollande, au désespoir de sa gloire avilie, est mort misérablement dans l’oubliette de cette Tour maudite, c’est parce que sa déchéance