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France à Berlin ; on le recommandait « à sa surveillance spéciale. » A quel parti allait s’arrêter Fauche ? Servirait-il ses nouveaux maîtres ou les Bourbons ? Essaierait-il de jouer l’alternance ou même de cumuler les deux emplois ? Pour débuter, il adressa, de Wesel même, un premier rapport à Desmarest ; puis il se dirigea vers Berlin. Comme il faisait halte à Munster, il eut un instant d’émotion en y rencontrant ce Leclerc-Boisvalon, l’homme à l’œil vairon, l’infatigable royaliste qui, depuis si longtemps, vivait de hasards et passait de cache en cache ; celui-là même auquel Fauche-Borel avait rendu visite l’avant-veille de son arrestation. Les deux hommes s’abordèrent avec une méfiance réciproque : Fauche, que sa conscience tourmentait peut-être, s’inquiétait de trouver là juste à point pour constater son passage, ce nomade de la « bonne cause, » dont les agissements et les moyens d’existence restaient mystérieux. Cet énigmatique Leclerc était-il un mouchard de Fouché, chargé de s’assurer que le transfuge restait fidèle au pacte qu’il avait conclu, ou un agent de l’Angleterre déjà informé de la défection du libraire ? Celui-ci préféra ne pas approfondir la question et s’éloigna au plus vite ; car, à cette époque, et dans ce monde douteux qui composait ce qu’on pourrait appeler les résidus de l’émigration, on ne savait jamais si l’on avait affaire à un ami sûr ou à un faux frère ; combien de ces malheureux, repoussés de partout, à bout de misères, d’humiliations, de dégoûts, s’étaient résignés à vendre leur âme dans l’espoir d’obtenir du pain et de mériter plus tard la grâce de rentrer en France ?

En arrivant à Berlin, Fauche dut se présenter à l’Ambassadeur de France, qui lui donna le choix entre trois résidences : Breslau, Dantzig ou Varsovie, où il serait placé sous la surveillance de la police française. La perspective de ce noviciat ne le réjouissait guère : qu’irait-il faire là ? Comment y retrouver, au service secret de l’Usurpateur, une situation égale à celle que lui avait value la confiance des Princes ? Il fallait aviser, car il ne possédait plus un thaler : à Wesel, il avait dû mettre ses deux montres en gage : il lui était interdit de rentrer à Neuchâtel, ce dont il se consolait, du reste, sa vieille maison de la rue de l’Hôpital étant, pour sa valeur, un théâtre trop mesquin, car il vit, à présent, dans la fréquentation des « têtes couronnées. » Payant d’audace, il a résolu de servir