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de mysticisme et pleine de superstitions. Leur foi au miracle est particulièrement ingénue. Rien ne leur paraît moins surnaturel, plus normal, qu’une intervention directe de la divinité dans les affaires humaines. Puisque Dieu est tout-puissant, qu’y a-t-il de surprenant à ce qu’il exauce nos prières, à ce qu’il nous accorde un témoignage exceptionnel de sa miséricorde et de sa bonté ? Dans leur esprit, le miracle est un phénomène rare, insolite, inexplicable, sur lequel on ne peut pas compter, mais parfaitement naturel. L’idée contraire que nous nous faisons du miracle suppose en effet une notion très forte de la nature et de ses lois. Pour croire au surnaturel ou le rejeter, la première condition est de savoir qu’il y a des méthodes rationnelles et des sciences physiques.

Mme D… me signale ensuite, comme un des traits les plus caractéristiques et les plus inquiétants, du paysan russe, la brusquerie, la soudaineté avec laquelle il saute parfois d’un extrême à l’autre, de la soumission à la révolte, de l’inertie à la fureur, de l’ascétisme à la luxure, de la douceur à la férocité ; elle conclut par ces mots :

— Ce qui rend nos moujiks si difficiles à comprendre, c’est que la même âme porte en elle toutes les possibilités contraires… Quand vous serez rentrés chez vous, prenez votre Dostoïewsky, cherchez dans les Frères Karamazow le portrait du « rêveur, » et vous n’oublierez plus ce que je viens de vous dire.

Voici ce portrait :

« C’est une forêt en hiver, au milieu de laquelle se tient un moujik, vêtu d’un caftan loqueteux. Il semble réfléchir ; mais il ne réfléchit pas : il est perdu dans un rêve obscur. Si on le touchait, il tressauterait et regarderait sans comprendre, comme un dormeur qui s’éveille. Il reviendrait probablement très vite ; mais si on lui demandait quel était son rêve, il ne saurait le dire, ne se souvenant de rien. Pourtant, il garde de cet engourdissement des impressions profondes qui le délectent, et elles s’accumulent en lui inconsciemment… Un jour, peut-être après une année de telles rêveries, il partira, il quittera tout, il s’en ira jusqu’à Jérusalem pour faire son salut, ou bien il incendiera son village, ou bien fera-t-il d’abord le crime, puis le pèlerinage. Il y a beaucoup de semblables types dans notre peuple… »