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Dimanche, 30 avril.

La Kchéchinskaïa danse, ce soir, au Théâtre Marie, Gisèle et Paquita, chefs-d’œuvre de l’ancienne chorégraphie, de l’art conventionnel et acrobatique où triompha jadis la virtuosité des Fanny Elssler et des Taglioni. L’archaïsme des deux ballets est encore accentué par les défauts et les qualités de la principale interprète. La Kchéchinskaïa est totalement dépourvue de charme, d’émotion et de poésie ; mais son style sévère et froid, la vigueur inlassable de ses pointes, la précision mécanique de ses entrechats, l’agilité vertigineuse de ses pirouettes font le ravissement des vieux dilettantes.

Au dernier entr’acte, je vais passer quelques minutes dans l’arrière-loge du directeur des Théâtres impériaux, Téliakowsky, où l’on célèbre en termes dithyrambiques les prouesses de la Kchéchinskaïa et de son partenaire Wladimirow. Un vieil aide de camp général de l’Empereur me dit, avec un sourire assez fin :

— Notre enthousiasme doit vous paraître un peu excessif, monsieur l’ambassadeur ; mais l’art de la Kchéchinskaïa représente pour nous, du moins pour les hommes de mon âge, quelque chose que vous n’apercevez peut-être pas.

— Et quoi donc ?

Il m’offre une cigarette et reprend sur un ton mélancolique :

— Les anciens ballets, qui ont fait la joie de ma jeunesse, — hélas ! c’était vers 1875, sous le règne du cher empereur Alexandre II... — ces ballets nous donnaient une très juste image de ce qu’était, de ce que devrait être la société russe. Partout, de l’ordre, de la correction, de la symétrie, du travail bien fait. Et, comme résultat, un plaisir élégant, une jouissance de haut goût... Tandis que les affreux ballets d’aujourd’hui, les Ballets russes, comme vous les appelez à Paris, cet art dissolu et empoisonné, c’est de la révolution, c’est de l’anarchie !...



Lundi, 1er mai.

Les Anglais ont subi, le 29 avril, en Mésopotamie, un échec grave. Le général Townshend, qui s’était retranché dans Kut-el-Amara, sur le Tigre, a été obligé de capituler, faute de vivres et de munitions, après un siège de cent quarante-huit jours ; la garnison n’était plus que de 9 000 hommes.