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On nous conduit pompeusement au vaste salon d’angle qui termine la façade orientée vers le jardin. Sous le ciel radieux, le parc développe ses perspectives lumineuses : les arbres, libérés enfin de leur manteau de neige, semblent étirer au soleil leurs ramures fines. Il y a quelques jours, la Néwa charriait encore des glaçons. Aujourd’hui, c’est presque déjà le printemps.

L’Empereur entre ; il a le teint clair, le regard souriant.

Après les présentations et les compliments rituels, un long silence.

Lorsque l’Empereur a surmonté l’embarras que lui causent toujours les premiers contacts, il porte la main au plastron de sa tunique, orné de deux décorations seulement, la Croix de Saint-Georges et la Croix de guerre française.

— Vous voyez, messieurs, dit-il, je porte toujours votre Croix de guerre, quoique je n’en sois pas digne.

— Pas digne ! se récrie Viviani,

— Mais non, puisque c’est la même récompense qu’on accorde aux héros de Verdun.

Nouveau silence. Je prends la parole :

— Sire, M. le président Viviani est venu vous parler de graves questions, de questions qui dépassent la compétence de vos états-majors et de vos ministres. C’est donc à votre autorité souveraine que nous faisons appel...

Viviani commence alors son exposé ; il s’en acquitte avec cette séduction de parole, cette chaleur et cette douceur de la voix, qui le rendent parfois si persuasif. Quand il montre la France épuisée de sang, ayant irréparablement perdu l’élite et la fleur de sa race, il trouve des accents qui émeuvent l’Empereur. Il s’étend, avec un heureux choix d’exemples, sur les prodiges d’héroïsme qu’on a vus chaque jour s’accomplir à Verdun. L’Empereur l’interrompt :

— Et l’Allemagne qui prétendait avant la guerre que le Français n’était plus capable d’être soldat !

A quoi Viviani réplique très judicieusement :

— En effet, Sire, le Français n’est pas soldat ; il est guerrier.

Maintenant, c’est Albert Thomas qui parle, apportant de nouveaux arguments à la même thèse. Sa culture classique et normalienne, le désir de plaire, l’importance de la discussion, l’intérêt historique de la scène, communiquent à son discours et même à sa personne une vertu singulière de rayonnement.