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Celui qui s’approche de mon lit est moins vivant que le trépassé qui me fixe avec son visage de braise, comme s’il se levait d’un sépulcre embrasé de l’Enfer.


Je n’écris pas sur le sable, j’écris sur l’eau.

Chaque mot tracé s’enfuit comme emporté par un torrent obscur.

Entre la pointe de l’index et du médius, je crois voir la forme de la syllabe que je trace.

C’est un instant accompagné d’une lueur, d’une sorte de phosphorescence.

La syllabe s’éteint, s’efface, se perd dans la nuit fluide.


La pensée semble courir sur un pont qui derrière elle s’effondre. L’arche qui s’appuie sur la rive est détruite : soudain s’écroule l’arche médiane. Mon anxiété atteint la rive opposée dans un effarement de fuite, tandis que la troisième arche cède et disparaît.

J’écris comme celui qui jette l’ancre, et le câble file, toujours plus rapide, et la mer semble sans fond, et le bec ne parvient jamais à mordre ni le câble à se tendre.


Mon compagnon est dans l’ile des Trépassés, là-bas derrière le mur de briques salées, derrière le rideau lugubre des cyprès. Il est dans le rectangle de terre où sont ensevelis les marins, soigneusement placé dans le cercueil de plomb que je vis sceller avec la flamme sifflante.

Il est sous le cippe en pierre d’Istrie qui fut planté au chevet du tertre.

Mon compagnon est mort ; il est enseveli, il est dissous.

Je suis vivant, mais immobilisé aussi exactement dans ma nuit que lui dans la sienne. Je respire, mais je sens que mon haleine passe par des lèvres violacées, comme les siennes aux premières heures ; elle entr’ouvre une bouche devenue presque insensible, durcie par la saveur métallique de l’iode qui circule dans mon corps.

Je lui ressemble jusque dans ma blessure : je revois le tampon d’ouate qui recouvrait son orbite droite, brisée par le choc.

De sorte que sa mort et ma vie ne sont qu’une même chose.

De son immobilité de là-bas il m’arrive tout ce qu’en lui