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action sur son fils, était de santé fort délicate : elle dut, plusieurs années de suite, aller faire une cure de repos dans une pension de Strasbourg, dirigée par des religieuses, et, l’été, à Andlau, dans la montagne alsacienne. L’enfant ne la quittait pas, et ses longues stations à la vieille cathédrale lui ont laissé dans l’âme des impressions de beauté, des émotions religieuses dont le souvenir attendri ne devait jamais s’évanouir.

Et puis, ce fut la guerre :


Si j’interroge mes premières années, j’y vois d’abord un paroxysme de tumulte français : sous un soleil fulgurant, des trains chargés de soldats, — de soldats par milliers, suants, ivres et débraillés, — couraient à la frontière (juillet 1870), alors que toute ma petite ville, les hommes, les femmes et les enfants, penchés aux barrières de la gare, leur tendait du vin, du café, de la bière et de l’alcool encore en criant : « À Berlin ! » Nous faisions pour le mieux ! Et peu de jours plus tard, sous la pluie, pendant une interminable journée de douleur et de stupéfaction, ce fut, pêle-mêle, cavaliers avec fantassins, et les soldats boueux insultant les officiers, dont un général pleurait (du moins ma jeune imagination me persuada qu’il pleurait), ce fut l’immense et sale confusion, les troupeaux en retraite sur Châlons. Et puis le surlendemain, à huit heures du soir, dans l’ombre, au milieu de notre silence, apparurent cinq uhlans, qui chevauchaient, le revolver au poing. Ils précédaient la puissante nappe des vainqueurs, dont l’odeur immonde de graisse, de cuir, de chicorée, m’est aujourd’hui encore présente. Après cela, tout Wagner et tout Nietzsche et leur solide administration, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Ce n’est pas la question de savoir où est la supériorité. Tout mon cœur est parti dans ma septième année par la route de Mirecourt, avec les zouaves et les turcos qui grelottaient et qui mendiaient et de qui, trente jours avant, j’étais si sûr qu’ils allaient à la gloire[1].


Vision inoubliable, et autour de laquelle d’autres, tout aussi douloureuses, ne se cristallisèrent que trop vite. L’occupation allemande fut très dure à Charmes, et le Boche éternel s’y montra tel que nous l’avons revu depuis. Brutalités, vexations, incendies, fusillades : par folle terreur des francs-tireurs, on faisait monter sur toutes les locomotives des notables du pays. Le père de M. Barrès, son grand-père maternel, qui était maire de Charmes, furent parmi ces otages. Le dernier en tomba malade

  1. Les Amitiés françaises, édition originale, Juven, pp. 22-24. — Cf. Jérôme et Jean Tharaud et René Jacquet, op. cit.