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Je dispose les fleurs aux côtés du cadavre : je sens la forme de ses flancs, de ses jambes.

Je pose les jonquilles blanches sur le rouge et sur le vert du drapeau.

Je découvre le pauvre visage. La joue droite s’enfle et noircit. La bouche semble fermée.

La réalité par instants m’échappe. Je réfléchis. Je ferme les yeux. Je l’imagine vivant comme hier ; puis je regarde et je le vois inerte, exsangue. Est-ce vrai ?

La veillée commence.

En face de moi est la porte de l’autre chambre mortuaire où est étendu Georges Fracassini, illuminée, avec un vacillement d’ombres.

Les deux marins immobiles ; le luisant rigide des baïonnettes nues.

Le clapotement du canal, sous la fenêtre.

Le cri des belvédères.

On entend ronfler le moteur du canot. Puis tout retombe dans le silence.


Vers minuit, arrive le commandant Jules Valli. Il s’asseoit à côté de moi. Il me parle du mort.

Regrets, remords affectueux.

Il avoue que l’on a demandé aux forces de Joseph Miraglia tout ce qu’elles pouvaient donner, et au delà

Aux premiers jours de la guerre, seul, avec un misérable appareil, et un vieux pistolet Mauser, il volait contre l’ennemi, il défendait Venise, il explorait Pola !

Il me parle de la confiance que l’aviateur avait en moi et de celle qu’il m’inspirait. Joseph Miraglia, deux jours plus tôt, lui avait dit : « Si je proposais à Gabriele d’Annunzio de voler au-dessus de Vienne, il répondrait simplement : «  Allons ! «  il s’asseoirait sur ce siège et il ne se retournerait plus. »

Le commandant exprime son regret devant ce couple détruit, qui avait de si grands desseins et qui était capable de les exécuter. Puis il parle de la bonté de l’homme.

Ma douleur reçoit, roule, engloutit comme un tourbillon ses paroles mesurées.

Jules Valli est un homme fin, un philosophe tempéré d’ironie, indulgent, énergique et souple, fait pour comprendre et