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Des visages douloureux de Maries, des visages travaillés par la fatigue et par le malheur, des visages de pitié.

Des enfants malingres qui ne sont que des yeux, sordides, tristes.

L’eau du canal, malade.

La maison rougeâtre avec ses dix cheminées à entonnoir.

Un ciel gris, humide, froid.

Quand je passe le seuil de la chapelle, je ne vois plus rien, à part les deux catafalques entre des murailles de couronnes.

Les cierges de l’autel sont allumés.

Quelqu’un me dit : « Voici son frère. » Je vois son frère, petit comme lui, avec un visage osseux et énergique, avec une courte barbe noire.

Il a un mouvement continu et convulsif dans la mâchoire, comme s’il mâchait quelque chose d’atrocement amer.

Il vient de Valona, du commandement d’une escadrille de torpilleurs. Il a quitté sa croisière nocturne et diurne, pour accourir. Il trouve le cercueil fermé, le catafalque drapé. Il apporte avec lui le souffle de la guerre, l’odeur verte de la basse Adriatique, quelque chose du pont d’un torpilleur de chasse, quelque chose du sillage d’une torpille bien dirigée. C’est un homme.

Je n’ai pas envie de dire un mot. J’ai les dents serrées. Je passe devant un groupe d’officiers. Je vais m’agenouiller seul, à côté du cercueil, près de l’endroit où repose sa tête.

Nous sommes encore une fois seuls, seuls comme dans la carlingue en plein vol. Tous les autres me semblent étrangers, même son frère. Nous sommes seuls.

Le prêtre dit la messe funèbre. Du fond de la chapelle monte une prière murmurée par des marins, un chœur de chuchotements rauques.

Toutefois, mon ami est là. Quand la cérémonie se termine, je sens qu’il y a encore plusieurs degrés à franchir dans la séparation.

Maintenant il est là encore à moi. Je vois les roses blanches sur ses pieds enveloppés.

Mais quatre marins s’avancent pour soulever le cercueil, à l’aide de larges courroies. Ils l’emportent.

Mon cœur se serre, convulsé. Le mort s’éloigne, un peu plus.

D’un mouvement instinctif, je m’approche et je passe les