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mains sous le cercueil : je le sens peser. Le drap noir me couvre les bras jusqu’au coude.

Je vais, sans rien voir d’autre que le noir et l’or et les fleurs. Les fleurs de Renée sont là avec leur ruban bleu clair, mêlées aux miennes.

On va. On va. On sent la présence de l’eau. Nous passons sur un pont de planches. Derrière moi vient l’autre cercueil, qui nous suit.

Le canot paré de noir et d’argent, avec son gouvernail recouvert d’un drap, est contre l’embarcadère. Je suis sur le bord. Le cercueil vacille, m’échappe. Je ne le touche plus. Je ferme les yeux.

Les marins le descendent dans le canot, le posent là les pieds tournés vers l’avant. L’autre cercueil est placé à côté.

Puis des couronnes, des couronnes, des couronnes, l’une sur l’autre. C’est comme un songe, c’est comme un spectacle, c’est comme une figure de ballet.

Sous le ciel gris, le jaune crie, le rouge hurle. Passent, passent, toujours portées par des marins, des couronnes sans nombre.

Elles passent, elles s’embarquent, elles remplissent le canot funèbre, elles remplissent deux autres barques.

On dirait la fête de Juin, quand les péottes s’en viennent des îles avec leur charge de fleurs et de fruits.

Encore, encore des couronnes !

C’est quelque chose d’antique et de païen. L’émerveillement arrête la douleur.

Les barques sont pleines. Les moteurs ronflent. Le cortège marin s’ébranle, passe sous le pont de bois couvert de gens qui regardent et s’apitoient.

Le peuple fait sa couronne compatissante sur l’arc du pont, en silence.

On navigue lentement, à travers les lagunes décolorées que fend le sillage pâle, le sillage de la mort, le long du chenal indiqué par des pieux.

Les eaux sont basses, les grèves apparaissent.

Voici les murs rougeâtres qui entourent l’île des morts.

Je me retourne pour regarder, là-bas, le Pavillon des Esprits, les jardins de Thomas Contarini, ces lieux de nos délices. (Soirs d’été, soirs de lune : gondoles pleines de femmes qui n’étaient pas à nous ; mélancolie et dédain.)