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adossé m’avait perdu d’apoplexie, névralgie et autres barbares douleurs, sans oublier l’humiliation [1]...


Même en faisant la part de l’exagération littéraire, il reste que ces années de collège ont été moroses et sans joie. Aux âmes solitaires et un peu féminines, aux sensibilités souffrantes, aux imaginations rêveuses, aux intelligences vagabondes, inquiètes, capricieuses, les mœurs et les habitudes de nos internats ne conviennent guère. L’adolescent eut à souffrir d’abord d’une « grande misère physique, » des « sommeils écourtés, » du « froid et de l’humidité des récréations, » de la « nourriture grossière, » puis des « hâbleries » et de la « vigueur » des « futurs goujats, » ses camarades [2], enfin de l’incompréhension ou de l’indifférence des maîtres. Mais il ne capitulait point : «... Tous m’ayant blessé, je disais en moi-même : « Ils verront bien, un jour. Chaque année, à chaque semaine presque, j’ai pu répéter : Ils verront bien, ce mot des enfants sans défense qu’on humilie [3]. » Les exercices scolaires l’ennuyaient. « Jusqu’à l’époque de sa rhétorique, on ne lui enseigna rien que de sec, décoloré et formaliste qu’il mâchait machinalement et sans y trouver de saveur. » Il semble pourtant qu’à travers tous ces vieux textes un pâle rayon de la beauté antique ou classique, ait parfois filtré jusqu’à ce cœur endolori d’enfant sauvage. Amaryllis, Bérénice, frais fantômes échappés des vers de Virgile et de Racine, vous êtes nées sans doute un soir d’hiver, dans une salle enfumée d’études. Et j’imagine aussi que le futur auteur des Amitiés françaises n’a pas attendu d’être sorti du collège pour prendre contact avec Pascal.

Mais ses vrais maîtres lui viennent d’ailleurs. En 1878, il a seize ans ; il est en seconde, et l’un de ses camarades, Stanislas de Guaita qui était externe, lui apporte en cachette les Émaux et Camées, les Fleurs du mal, Salammbô. Ce lui fut une révélation, une révélation non seulement esthétique, mais morale. Il se nourrissait, il s’enchantait de ces pages morbides et passionnées. « Leur rythme et leur désolation me parlaient, me perdaient d’ardeur et de dégoût... Voilà des voix enfin qui conçoivent la

  1. Article non recueilli en volume, cité par R. Jacquet, op. cit., p. 33-35.
  2. Sous l’œil des Barbares, nouvelle édition, augmentée d’un Examen des trois volumes, Perrin, 1892. Ce début de chapitre I ne figure pas dans l’édition originale de 1888.
  3. Sous l’œil des Barbares, éd. originale, Lemerre, p. 196.