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tristesse, le désir non rassasié, les sensations vagues et pénibles, bien connues dans les vies incomplètes. « Son ami, qui était poète, lui commente ces poètes avec ferveur. Dès lors, « il n’est plus seul dans l’univers ; son ami et ses maîtres s’installent dans son isolement qu’ils ennoblissent. » L’initiation littéraire commençait.

« L’année suivante, a-t-il conté, un autre bonheur m’arriva : la liberté. J’étais malade de neuf années d’emprisonnement ; on dut m’ouvrir les portes, et, tout en suivant les cours de philosophie au lycée, je vivais en chambre à la manière d’un étudiant[1]. » Le professeur de philosophie était « ce fameux Burdeau » que, sous le nom de Bouteiller, les pages des Déracinés ont rendu célèbre[2]. Bel orateur, chaleureux et grave, il exerça tout de suite sur ses élèves un prestigieux ascendant. À ces jeunes intelligences, avides et ingénues, il ouvrait un monde nouveau, celui des idées générales, de la pensée pure ; il les plongeait dans l’atmosphère intellectuelle de leur temps. Ce fut une ivresse, un « émerveillement. » Rappelons-nous les fièvres et les enthousiasmes qui accompagnèrent nos premières spéculations abstraites, et combien de têtes, autour de nous, ont été tournées, — quelques-unes, hélas ! pour toujours, — par ce vin trop fort pour elles. Comme tous les disciples de Lachelier, Auguste Burdeau était nourri de Kant et de philosophie allemande ; il traduisait Schopenhauer. Mais il n’était pas seulement kantien ; il se considérait comme un missionnaire de l’État laïque et il pliait sans scrupule à son roide idéal les personnalités qui lui étaient confiées. Déjà la politique l’attirait. Il semble que, tout en subissant son action, tout en se laissant « émouvoir par le pathétique de la voix et du geste, » le jeune Lorrain ait assez vite percé à jour et réprouvé les « manières électorales « de son professeur. Celui-ci d’ailleurs quitta assez vite le lycée de Nancy pour Louis-le-Grand. Il fut remplacé par Jules Lagneau, qui était une sorte de saint laïque, et qui, au lieu, comme Burdeau, d’ « exposer d’une manière oratoire l’histoire de la philosophie, se mit à chercher la vérité « devant ses élèves. » Il ne la trouvait pas aisément,

  1. Amori et Dotori sacrum, éd. originale, Juven, p. 123-127.
  2. De l’aveu de M. Barrès lui-même, il ne faudrait pas chercher dans Bouteiller un portrait exact, minutieux et complet de Burdeau. Il y a eu transposition littéraire. « Il (Bouteiller) ressemble en plusieurs points essentiels, — bien qu’il s’en distingue par ailleurs, fortement, — à M. Burdeau. « (Les Déracinés, éd originale, Fasquelle, p. 20.)