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a écrit M. Barrès, et nous ne savions même pas ce qu’il cherchait… Je me rappelle toutefois que j’avais un vague sentiment du cabotinage de Burdeau et quelque sentiment aussi de la haute moralité de M. Lagneau. » S’il est vrai que « c’est toujours une faveur du sort d’avoir approché une âme noble[1], » ces impressions de jeunesse n’ont pas été perdues.

Pour l’instant, la philosophie pure, quels qu’en fussent les secrets attraits, cédait le pas à la poésie. Guaita, à son tour, avait été rendu à la libre vie de l’étudiant, et les deux amis passèrent ainsi « en pleine indépendance » les mois de mai, juin, juillet, août 1880. Ce fut là, au témoignage de M. Barrès, « le plus beau temps de sa vie. »


Nous étions dans un état en quelque sorte mystique… Absolument étrangers aux controverses qui passionnaient l’opinion, nous les jugions faites pour nous amoindrir. En revanche, nous n’admettions pas qu’un romantique ou que le moindre parnassien nous demeurât fermé. Toute la journée, et je pourrais dire toute la nuit, nous lisions à haute voix des poètes… En même temps que les chefs-d’œuvre, nous découvrions le tabac, le café et tout ce qui convient à la jeunesse. La température, cette année-là, fut particulièrement chaude, et, dans notre aigre climat de Lorraine, des fenêtres ouvertes sur un ciel étoile que zébraient des éclairs de chaleur, la splendeur et le bien-être d’un vigoureux soleil qui accablait les gens d’âge, ce sont des sensations qui dorent ma dix-huitième année. Voilà le temps d’où je date ma naissance. Oui, cette magnificence de la nature, notre jeune liberté, ce monde de sensations soulevées autour de nous, la chambre de Guaita où deux cents poètes pressés sur une table ronde supportaient, avec nos premières cigarettes, des tasses de café, voilà un tableau bien simple ; et pourtant rien de ce que j’ai aimé ensuite, à travers le monde, dans les cathédrales, dans les mosquées, dans les musées, dans les jardins, ni dans les assemblées publiques, n’a pénétré aussi profondément mon être[2].


De cet amoureux de poésie romantique on aurait voulu faire un magistrat. Il s’inscrivit à la Faculté de Droit de Nancy ; mais il « rêvait d’avoir du talent littéraire, » et, en bon ouvrier de lettres, il se préparait à son futur métier. « Je possède encore,

  1. Lettre de M. Maurice Barrès à M. Breistroffer (9 décembre 1911), dans Jules Lagneau, p. 93-96. Cet opuscule, composé, avec le concours de l’Union pour L’action morale, par M. Breistroffer, parent de Lagneau, en 1912, n’a pas été mis dans le commerce. Il contient aussi une lettre de Jules Lemaitre (24 avril 1912).
  2. Amori et Dolori Sacrum, éd. originale, Juven, p. 126-129.