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nous dit-il, les cahiers d’expressions où j’ai dépouillé Flaubert, Montaigne et Agrippa d’Aubigné pour m’enrichir de mots et de tournures expressives[1] : quelques mots d’un étudiant en médecine, prononcés devant lui, font naître, chez l’ « adolescent courageux » de quinze ans, l’idée « d’aller visiter à Paris les maîtres » Il dépouillait bien d’autres livres. Mais c’est décidément aux romantiques qu’allaient toutes ses préférences. Son premier article, dans le Journal de la Meurthe et des Vosges, était pour soutenir la candidature académique de Paul de Saint-Victor, et de Nancy il envoyait à une revue parisienne, la Jeune France, qui les insérait, des pages enthousiastes sur le Théâtre d’Auguste Vacquerie et sur Charles Hugo. À la Jeune France collaboraient Leconte de Liste, François Coppée, Sully Prudhomme, Alphonse Daudet, Anatole France, André Lemoyne, Paul Bourget. On remarqua la prose de ce nouveau venu. Le directeur de la revue, Albert Allenet, très fier de sa découverte, fit des ouvertures au débutant, dont il publia encore, en cette année 1882, une courte nouvelle, le Chemin de l’Institut[2]. Celui-ci, bien entendu, ne rêvait que de Paris, où déjà, à plusieurs reprises, il était venu en courant, et qui lui paraissait l’unique foyer où s’allume la gloire littéraire. Il obtint de sa famille d’aller y poursuivre… ses études de droit, et d’y rejoindre son ami Guaita. Il n’avait pas vingt et un ans.

Un cerveau de vingt ans est une nébuleuse. Les influences, les lectures, les expériences les plus contradictoires s’y sont donné rendez-vous, se disputant âprement la conquête d’une personnalité qui n’a pas pris conscience d’elle-même et qui, à proprement parler, n’existe pas encore. Qui démêlera, parmi ces divers courants, celui qui, la vie aidant, finira par l’emporter sur les autres ? Deux tendances opposées, à ce qu’il semble, se partagent dès lors l’âme complexe et mobile du futur auteur de l’Ennemi des Lois. D’abord, à l’entendre, à le regarder penser et vivre, il est, à son insu sans doute, comme envoûté par l’Allemagne. Guaita, qui était « d’origine germanique, » en l’enrôlant parmi tous les poètes romantiques qui, de Rousseau et de Goethe[3] à Verlaine, ont exalté les « puissances invincibles

  1. Id., ibid p. 130. — Cf. aussi, p. 252-253
  2. Stanislas de Guaita, M. Maurice Barrès (Nancy-Artiste, 15 janvier 1888).
  3. « O mon cher Rousseau, mon Jean-Jacques, vous l’homme du monde que j’ai le plus aimé et célébré sous vingt pseudonymes, sous un autre moi-même… » (le Jardin de Bérénice, éd. originale, Perrin, p. 197.) — Cf. les Déracinés, éd. Originale, p. 63-64 : la lecture de la Nouvelle Héloïse, « un livre sublime, » empêche François Sturel, qui vient de débarquer à Paris, de s’intéresser aux funérailles de Gambetta. — « Je sais que, d’instinct, de naissance, je suis porté à ne mettre aucun esprit au-dessus de Goethe. « (Discours prononcé au « Couarail » nancéen, Temps du 25 juin 1911.)