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serré la main. Depuis, vous n’avez eu aucun souci de voir comment je passais mes journées sous le poids de la solitude et d’une vie à refaire de nouveau. Dans un autre temps vous disiez pour vous excuser de ces négligences : Thierry est heureux, il n’a pas besoin de moi, ou bien : j’irai le voir, mais je ne plais pas à sa femme. Maintenant, je ne suis pas heureux et je n’ai plus ma pauvre femme ; quel prétexte pouvez-vous donc donner ? Quand vous diriez, chose impossible à croire, que vous n’avez pas trouvé dans tant de jours, une heure pour moi, je répondrais qu’au moins une fois, vous auriez pu choisir entre une amitié de trente ans et la musique de Félicien David. Ce jour-là vous aviez toute une soirée disponible.

« Vous voulez être pour moi l’ami consolateur, le médecin de l’âme ; eh bien, celui qui aurait pris pour tâche d’ajouter à mes souffrances morales une petite torture de plus n’aurait pas agi autrement. J’ai compté les jours, j’ai compté les semaines, puis les mois, j’ai dit et redit : d’autres viennent, mais lui ne vient pas. C’est une pensée qui me distille des gouttes d’amertume et c’est une faiblesse dont je prie Dieu de me guérir.

« Je ne vous demande rien, je ne sollicite rien ; nous avons tous au dedans de nous-mêmes un juge qui est la conscience ; je vous renvoie à la vôtre, c’est elle qui vous parlera.

« Tout à vous de cœur, mais avec une tristesse plus grande que je ne saurais le dire. »

Pour réconforter l’affligé et soulager sa peine, la princesse prodigue les exhortations, les tendres assurances : « Oui, mon cher frère, je suis sûre, si je vis, de vous consacrer la meilleure partie de ma vie, de vous entourer de soins, de vous aimer toujours comme aiment les bonnes sœurs et de ne jamais regretter l’engagement que j’ai pris avec vous. » Berceuse musique de paroles douces, dans la minute absolument sincère, mais pour lesquelles on ne peut se défendre de quelque ironie à les voir demeurer toujours à l’état d’intention !

Ne pouvant se rendre compte à distance des causes réelles de l’isolement où vit Augustin Thierry, elle incrimine ses goûts, des habitudes contractées du vivant de sa femme. Prêcheuse de morale, fidèle à son rôle d’Égérie spirituelle, on la voit décocher au passage une flèche à de menus travers :

« Il me revient de plusieurs côtés que vous avez repris vos anciennes habitudes de réclusion. On les blâmait déjà du vivant