Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 7.djvu/664

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quatre heures. Je me fais ainsi un dollar par jour. » Puis, d’un air d’excuse : « Ce n’est pas beaucoup, assurément, mais les heures sont commodes, car elles ne me gênent pas pour les cours. C’est dur, parfois... Il y a des jours où je rentre dans ma chambre tout courbaturé, incapable de travail intellectuel. Mais à quoi sert de se plaindre ? Il le faut. » Et serrant ses poings, comme s’il appelait la vie au combat : « Je veux arriver ! » Intrigué, je le fis parler, et sans se faire prier, pendant que je l’accompagnais au magasin où il travaillait, il me conta son histoire.

C’était le fils d’un petit contre-maître. Son père mourut pendant que lui était tout enfant. Par suite de cette imprévoyance qui est fréquente chez l’ouvrier américain, le foreman ne laissait pas un « cent. » La mère accepta une situation de vendeuse dans un « drug-store, » de quoi vivre, et l’enfant, après avoir été dans une école, juste assez pour prendre le goût du savoir, dut gagner son pain à son tour. Il entra chez un quincailler ; mais il se lassa vite : « Je n’apprenais rien, monsieur. Au bout de huit jours, je connaissais le métier ; ce n’était que routine. Je n’avais aucune occasion de me développer. » Il s’embaucha dans une usine où l’on fabriquait des automobiles en série. Il avait imaginé que là au moins, on lui enseignerait de merveilleuses choses qui le conduiraient à la fortune. Mais une autre déception l’attendait. On le mit à une tâche toujours la même, qu’il répétait incessamment. Un chariot apportait devant lui des pièces, délicats organes d’un moteur, qu’il limait, ajustait et envoyait plus loin. Et ainsi tout le long du jour. Les petits morceaux d’acier brillant arrivaient, s’arrêtaient, repartaient ; d’autres morceaux, tout pareils, arrivaient à leur tour, s’arrêtaient et repartaient. Il comprit alors que sans instruction il ne sortirait jamais de cette médiocrité. Il s’en alla à New-York : c’est le paradis des autodidactes. Pendant le jour il travaillait chez un commissionnaire en fruits, du côté de Christopher Street, chargeant et déchargeant des caisses, en « overall » bleu, dans le fracas d’un « elevated » dont les trains roulaient presque sans arrêt avec un bruit de ferraille assourdissant. Puis, son travail fini, il dépouillait sa salopette et il devenait l’un des voyageurs que le subway transporte par millions. Il remontait vers la 116e rue et allait suivre les cours du soir que l’Université Columbia offre à tous les affamés de savoir de l’immense