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que je reçois de cette salle recueillie est si forte que mon esprit malgré moi déserte et se laisse entraîner dans les capricieux sentiers de la rêverie. Dans la demi-hypnose où je me sens plongé, tout ce qui m’entoure pâlit et se fond dans une brume d’où peu à peu, luttant pour sortir de l’indécision, une autre image finit par se dégager. Je ne comprends pas tout d’abord, car la scène, bien que différente, semble pourtant se confondre avec celle qui l’a précédée. Ce sont toujours les mêmes hommes vêtus de noir, assis sur les mêmes chaises, dans la même attitude pieuse. Mais le costume a maintenant quelque chose d’antique dans sa sévérité. On dirait une de ces assemblées que Hawthorne aime tant décrire. La lumière se fait en moi. Je suis dans l’Amérique puritaine. J’ai devant les yeux les premiers trustees de Yale Collège, — James Noyes, Israël Chauncey, Abraham Pierson..., ma mémoire engourdie essaie de se rappeler les autres et n’y réussit pas. Et sans doute que celui dont on voit seulement le buste émergeant de la chaire est le Révérend James Pierpont, le premier recteur. Je n’entends pas ce qu’il dit, mais aux visages austères de ceux qui l’écoutent, à la vigueur des gestes dont il ponctue ses phrases, il s’agit, a n’en pas douter, de la laideur du péché et des flammes d’enfer qui guettent les méchants.

Je fais effort pour m’arracher à cette illusion. Une voix me crie que ce ne peut être qu’un rêve, que les temps sont changés, que bien morts sont les puritains qui fondèrent le collège dans une atmosphère de mélancolique suspicion de la vie. Mais l’image persiste et continue à recouvrir sans l’oblitérer tout à fait la vision réelle qui par moments réapparaît, comme une esquisse imparfaitement effacée se distingue parfois sous le dessein qui l’a remplacée.

Les orgues éclatent de nouveau. Un grand brouhaha m’arrache à ma rêverie, et je me sens porté au dehors par le flot de la foule qui s’écoule. Je me retrouve dans l’aveuglante clarté de midi. Le soleil prodigue à tous les objets ses caresses chaudes, presque voluptueuses, et fait flamber les couleurs des vives toilettes d’été que les dames ont revêtues par cette belle matinée. Des trolley-cars se précipitent à toute allure et appellent désespérément pour écarter la foule dense qui obstrue la rue. Des moteurs sont mis en marche et ronronnent. Les portières claquent. Les automobiles dérapent d’un bond volontaire et filent