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Nous nous congratulions sur l’infini bonheur de notre rencontre en ce lieu béni, quand, rapide, violent, hautain, un vieillard, image parfaite des chefs guerriers des tribus sémites, se profila sur l’obscurité bleuâtre de la nef. Une haute crosse aidait ce solennel arrivant dans sa marche. À chaque enjambée, il la plaçait en avant de lui avec l’autorité d’un pontife et ce bâton résonnait sur le dallage de la mosquée.

— Un prince déchu : Chadli Ben Chélia, me souffle Tahar. C’est l’un des derniers représentants de notre féodalité musulmane. Jadis sa famille régentait toute la province des Traras. Maintenant Ben Chélia n’est plus que l’ombre de lui-même sur cette terre, et le beau cavalier arabe, fêté par votre cour impériale, brigue seulement le sceptre du maraboutisme. Cette crosse que vous lui voyez au poing, devient l’insigne de sa nouvelle dignité.

… Cependant Chadli, en marche vers le mirhab, paraît le provoquer de son regard audacieux, et, soudain, s’abat de toute sa haute stature. Le front au sol, les mains ouvertes, étendu, il semble d’une dimension formidable. Il évoque ces patriarches de puissante vitalité, Abraham et Jacob, qui, quoique chenus comme les vieux chênes, reverdissaient à chaque printemps en donnant encore des rejetons.

El-Djamii, une main en rabat-voix devant ses lèvres, nous chuchote :

— Envions ce noble seigneur qui connaît la jeunesse éternelle. À soixante-treize ans ne vient-il pas de prendre une épouse de seize ans ? Notre Dieu tout-puissant accorde vraiment ses grâces à ses fidèles. Qu’il soit béni !

— Les enfants de Ben Chélia, déjà gens sur l’âge et pères de famille, doivent être désolés, fait remarquer Tahar.

El-Djamii salue avant de repartir sentencieusement :

— Ce qui est écrit est le bien. Allah Aoun[1].

Ses dévotions terminées, Chadli Ben Chélia se redresse de toute sa hauteur et toise encore le mirhab d’un air qui signifie :

— As-tu remarqué, ô Mohamed ! de quelle façon j’honore mon Dieu ? Tâche de t’en souvenir et accorde-moi les faveurs dues à une personne de ma qualité.

… Son grand bâton à la main gauche, Chadli Ben Chélia

  1. Dieu t’aide.